ille; je m'etais fabrique un passeport,
ayant eu entre les mains bien des feuilles de papier timbre et un cachet
aux armes de l'empereur, avec lesquels j'avais mis en regle mon plakatny
(passeport). J'avais reussi a me procurer de droite et de gauche un
vetement complet de paysan aise; j'avais amasse deux cents roubles sur
les gratifications qui nous etaient accordees et sur la petite somme
qu'on allouait pour nos vetements et notre nourriture.
"Me trouvant en mesure d'executer mon projet de fuite, je sortis le soir
du 10 novembre de l'etablissement d'Ekaterininski-Zavod. J'avais sur moi
trois chemises, dont une de couleur, retombant sur le pantalon, comme
les portent les paysans russes; un gilet et un large pantalon en gros
drap; et, par-dessus, un armiak, espece de burnous de peau de mouton,
qui descendait a mi-jambe, et de grandes bottes a revers bien
goudronnees. Une ceinture de laine, blanche, rouge et noire, attachait
mon armiak; sur la tete j'avais une perruque de peau de mouton, laine en
dehors, et, par-dessus, un bonnet en drap bien garni de fourrure. Une
grande pelisse en fourrure recouvrait le tout; le collet, releve et noue
au cou avec un mouchoir, me cachait le visage et me tenait chaud en meme
temps. Dans un sac que je tenais a la main, j'avais mis une paire de
bottes, une chemise et un pantalon d'ete bleu; du pain et du poisson
sec; je mis mon argent sous mon gilet; dans ma botte droite je placai un
poignard. Il gelait tres fort. J'arrivai au bord de l'Irtiche, qui etait
gele; je le traversai, et je pris le chemin de Para, qui se trouvait a
douze kilometres d'Ekaterininski-Zavod. A peine avais-je fait quelques
pas au dela de l'Irtiche, que j'entendis derriere moi le bruit d'un
traineau. Le coeur me battit avec violence; c'etaient sans doute les
gendarmes envoyes a ma poursuite. Je tressaillis, mais j'attendis, le
poignard a la main, decide a vendre cherement ma vie. Je me retournai
quand le traineau fut pres de moi; c'etait un paysan.
"Ou vas-tu? me demanda-t-il en s'arretant devant moi."
Moi: "A Para."
Le paysan: "Et d'ou viens-tu?"
Moi: "Du village de Zalivina."
Le paysan: "Veux-tu me donner soixante kopecks, je te menerai jusqu'a
Para? J'y vais moi-meme."
Moi: "Non, c'est trop cher. Cinquante kopecks."
Le paysan: "C'est bien; monte vite, mon frere."
"Je me mis pres du paysan, et nous partimes au galop; le paysan etait
presse, la route etait belle, les chevaux etaient bons; une heure
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