le general, qui perdait son
equilibre, et Romane le maintenait du cote oppose. Derigny, debout
derriere, tenait fortement la chaise du general.
Tout a une fin, la gaiete comme la tristesse; les rires se calmerent,
chacun reprit son dejeuner refroidi et chercha a regagner le temps perdu
en avalant a la hate ce qui restait de sa portion.
"Les chevaux sont mis, mon general", vint annoncer Derigny quand tout le
monde eut fini.
On courut aux manteaux, aux chapeaux, et en quelques instants on fut
pret.
Le general passa le premier; sa niece et les enfants suivaient; Romane
etait un peu en arriere; il se sentit arreter par le bras, se retourna
et vit la femme qu'il avait reconnue la veille, tenant a la main un pain
semblable a celui qu'il avait recu d'elle trois ans auparavant. Elle le
lui presenta, lui serra la main et lui dit en polonais:
"Prends au retour ce que je t'avais donne en allant. Que Dieu te protege
et te fasse passer la frontiere sans etre repris par nos cruels ennemis.
Ne crains rien; je ne te trahirai pas."
Romane: "Comment t'appelles-tu, chere et genereuse compatriote, afin que
je mette ton nom dans mes prieres?"
La servante: "Je m'appelle Maria Fenizka. Et toi?"
Romane: "Prince Romane Pajarski."
La servante: "Que Dieu te benisse! Ton nom etait deja venu jusqu'a moi.
Laisse-moi baiser la main de celui qui a voulu affranchir la patrie."
Romance releva Maria a demi agenouillee devant lui, et, la prenant dans
ses bras, il l'embrassa affectueusement sur les deux joues. "Adieu,
Maria Fenizka; je ne t'oublierai pas. Silence, on vient." Maria
s'echappa et rentra dans la maison; elle n'y trouva personne, tout le
monde etait dans la rue pour assister au depart des voyageurs. Romane
monta dans la berline du general et de Mme Dabrovine; Natasha avait
voulu y monter aussi, mais on l'avait renvoyee.
Le general: "Va-t'en rire la-bas, mon enfant; tu t'accommodes mieux de
leur gaiete que de notre gravite."
Natasha: "Mais vous allez vous ennuyer sans moi?"
Le general: "Tiens! Quel orgueil a mademoiselle! Tu me crois donc si
ennuyeux que ta mere et Jackson ne puissent se passer de toi, et que ta
mere et Jackson ne soient pas capables de me faire oublier ton absence?
Va, va, orgueilleuse, je te mets en penitence jusqu'au diner."
Natasha: "Pas avant de vous avoir embrasse, grand-pere, et maman aussi.
Adieu, monsieur Jackson; amusez-vous bien, grand... Ah! mon Dieu!
qu'avez-vous! Regardez, grand-pere.
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