pas, ne s'en inquieterait-elle pas? Si honnete qu'elle fut, si
innocente, et il avait pleinement foi dans cette honnetete et cette
innocence, elle ne devait pas croire que dans ce tete-a-tete que le
hasard leur menageait leur temps se passerait a parler de la pluie, des
toilettes de madame de Lucilliere, des pertes ou des gains d'Otchakoff.
Elle devait attendre autre chose de lui. S'il ne lui avait jamais dit
formellement qu'il l'aimait, il le lui avait dit cent fois, mille fois,
par ses regards, par son empressement aupres d'elle, par son admiration,
son enthousiasme, ses elans passionnes, ses recueillements plus
passionnes encore, de toutes les manieres enfin, excepte des levres
et en mots precis. C'etaient ces mots memes qu'elle etait en droit
d'attendre, qu'elle attendait certainement maintenant; l'occasion ne se
presentait-elle pas toute naturelle? Qu'allait-elle penser s'il n'en
profitait pas? Il n'etait pas de ces collegiens timides que la violence
meme de leur emotion rend muets; elle savait que nulle part et en aucune
circonstance il n'etait embarrasse; s'il ne parlait pas, s'il ne disait
pas tout haut cet amour qu'il avait dit si souvent tout bas, c'etait
donc qu'il avait des raisons toutes-puissantes pour le taire.
Lesquelles? N'allait-elle pas s'imaginer qu'il ne l'aimait pas? Que
n'allait-elle pas croire? Vraiment la situation etait cruelle pour lui,
et meme jusqu'a un certain point ridicule.
Heureusement Corysandre lui vint en aide en se mettant elle-meme a
parler, nerveusement il est, vrai, presque fievreusement, mais assez
promptement la conversation s'engagea, l'exaltation de Corysandre tomba,
lui-meme oublia son embarras et le temps s'ecoula sans qu'ils en eussent
conscience. Il semblait qu'ils avaient oublie l'un et l'autre qu'ils
etaient seuls, et tous deux ils parlaient avec une egale liberte, un
egal plaisir. Ce qu'ils disaient n'etait point prepare! c'etait ce
qui leur venait a l'esprit, ce qui leur passait par la tete. Que leur
importait! Ce qui charmait Corysandre, c'etait la musique de la voix
de Roger; ce qui enivrait Roger, c'etait le sourire de Corysandre: ils
etaient ensemble, ils se parlaient, ils se regardaient, c'etait assez
pour que leur joie fut oublieuse du reste.
Les heures sonnerent sans qu'ils les entendissent.
Cependant il vint un moment ou le soleil, en s'abaissant et en frappant
le store de ses rayons obliques, leur rappela que le temps avait marche.
Roger ne pouvait pas
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