qu'a l'honneur de se mesurer avec le terrible novateur. Il
fut choisi. Son maitre qui l'aimait s'efforca de le dissuader de
cette dangereuse entreprise; il lui representa qu'Abelard etait plus
redoutable encore par la critique que par la discussion, plus railleur
que docteur, qu'il ne se rendait jamais, n'acquiescant pas a la verite
si elle n'etait de sa facon[30], qu'il tenait la massue d'Hercule et
ne la lacherait point, et qu'enfin, au lieu de s'exposer a la risee
en l'attaquant, il fallait se contenter de demeler ses sophismes et
d'eviter ses erreurs. Le jeune eleve persista, et tandis que ses
camarades reunis par groupes dans leurs logements, comme des soldats
sous leurs tentes, faisaient des voeux pour lui, il en prit avec lui
quelques-uns et gravit la montagne Sainte-Genevieve. Il se comparait a
David marchant a la rencontre de Goliath. Plus jeune de six ou sept ans
qu'Abelard, qui devait alors approcher de trente ans, il etait petit,
grele, d'une figure agreable, avec le teint d'un enfant. Il entra
bravement dans l'ecole et trouva le maitre faisant sa lecon a ses
auditeurs attentifs. Il prit aussitot la parole, et l'interpella
hardiment; mais Abelard, lancant sur lui un regard dedaigneux et
menacant: "Songez a vous taire," lui dit-il avec hauteur, "et
n'interrompez point ma lecon." L'enfant qui n'etait pas venu pour se
taire insista avec energie; mais il ne put obtenir une reponse. Sur sa
mine, Abelard ne pensait pas qu'il en valut la peine, et levait les
epaules sans l'ecouter; mais ses disciples qui connaissaient Gosvin lui
dirent que c'etait un subtil disputeur, et l'engagerent a l'entendre.
"Qu'il parle donc," dit Abelard, "s'il a quelque chose a dire." Le jeune
athlete, libre enfin d'entrer en lice, commenca l'attaque. Il posa sa
these, et ouvrit une controverse en regle. Nous ignorons quel en etait
le sujet, quels en furent les details et les incidents, et toute cette
histoire ne nous est connue que par un moine du couvent dont Gosvin fut
un jour abbe[31]. Mais selon lui, le petit David terrassa le geant; il
conquit tout d'abord l'attention de l'auditoire par la gravite de sa
parole; puis, il enlaca si savamment son adversaire par des assertions
qu'on ne pouvait ni eluder ni combattre qu'il lui ferma peu a peu tout
moyen d'evasion et parvint graduellement a le reduire a l'absurde. Ayant
ainsi _garrotte ce Protee par les indissolubles liens de la verite_, il
redescendit triomphalement la montagne, et en rent
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