dans la maison. Des amis s'entremirent, et il fit proposer
a l'oncle Fulbert, qui demeurait dans le voisinage des ecoles, de le
prendre en pension chez lui pour un prix convenu. Il fit valoir ses
travaux assidus, l'ennui que lui causaient les soins dispendieux d'une
maison, sa negligence plus dispendieuse encore. Fulbert etait avide, et
de plus tres-jaloux d'augmenter par tous les moyens l'instruction de
sa niece. Non-seulement il consentit a tout, mais il crut avoir desire
lui-meme ce qu'on esperait de lui, et vint en suppliant commettre
entierement sa pupille a l'illustre et redoutable precepteur, qui devait
la voir a toute heure, qui, chaque fois qu'il reviendrait des ecoles,
pouvait, ou le jour ou la nuit, lui donner des lecons, et meme, voyez la
naivete de cet age, la frapper a la facon d'un maitre, si l'eleve etait
indocile[61]. Abelard admira tant de simplicite; il lui semblait
que l'on confiait la brebis au loup ravissant. Non-seulement on lui
accordait la liberte, l'occasion, mais jusqu'a l'autorite, et au droit
de menacer et de punir celle que la seduction n'aurait pu vaincre.
Deux choses aveuglaient le vieillard; l'amour-propre passionne qui
l'attachait aux succes de sa niece, et l'ancienne reputation de purete
de la vie passee d'Abelard. "Que dirai-je de plus?" ecrit ce dernier
en racontant tout ceci, "nous n'eumes qu'une maison, et bientot nous
n'eumes qu'un coeur[62]."
[Note 61: "Bernardus carnotensis, exundantissimus modernis
temporibus fons literarum in Gallia.... quoniam memoria exercitio
firmatur, ingeniumque acuitur ad imitandum ea quae audiebant, alios
admonitionibus, alios flagellis et poenis urgebat." Ainsi parle un des
eleves de Bernard de Chartres, Jean de Salisbury. (_Metalog._, l. I, c.
XXIV.) Quant au droit qu'Abelard recut de Fulbert de frapper son eleve,
il faut voir dans le texte tout ce qu'Abelard en raconte. (Ep. I, p. 11,
et ep. V, p, 71.)]
[Note 62: _Ab. Op._, ep. I, p. 11.]
"A mesure que l'on a plus d'esprit," a dit Pascal, "les passions sont
plus grandes, parce que les passions n'etant que des sentiments et des
pensees qui appartiennent purement a l'esprit, quoiqu'elles soient
occasionnees par le corps, il est visible qu'elles ne sont plus que
l'esprit meme, et qu'ainsi elles remplissent toute sa capacite. Je ne
parle que des passions de feu.... La nettete d'esprit cause aussi la
nettete de la passion; c'est pourquoi un esprit grand et net aime avec
ardeur, et il voit distincte
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