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On doit a M. de Segur une relation de la campagne de Russie; son eloge
n'est plus a faire. Seulement, pour nous servir d'une expression
courante, elle n'est point _vecue_, et elle ne pouvait l'etre. Attache
a un etat-major, M. de Segur n'avait point a endurer les souffrances
des soldats ni des officiers de troupe, celles qu'on tient,
maintenant, a connaitre dans leurs plus petits details. Elles font le
grand interet des _Memoires_ de Bourgogne, car c'est un homme sachant
voir, et rendre d'une maniere saisissante ce qu'il voit. Il ne le cede
point, sous ce rapport, au capitaine Coignet que Loredan Larchey a
fait revivre: ses _Cahiers_, devenus classiques en leur genre, ont
inaugure une serie nouvelle de Memoires militaires, ceux des humbles
et des naifs qui representent l'element populaire. On a senti qu'il
etait utile et bon de se rendre, de leurs impressions, un compte
exact.
Nous n'avons pas besoin d'insister sur la valeur dramatique des
tableaux de Bourgogne, pour ne parler que de l'orgie de l'eglise de
Smolensk, de son cimetiere recouvert de plus de cadavres qu'il n'en
contient, de ce malheureux franchissant leurs monceaux neigeux pour
arriver au sanctuaire, guide par les accents d'une musique qu'il croit
celeste, tandis qu'elle est produite par des ivrognes montes a l'orgue
pret a s'ecrouler parce que ses marches de bois ont ete arrachees pour
faire du feu. Tout cela est inoubliable.
Ces _Memoires_ ne sont pas moins precieux pour la psychologie du
soldat deprime par une suite de revers: les combattants de 1870 y
retrouveront une part de leurs miseres. C'est aussi le vrai drame de
la faim. Il n'existe point de tableau comparable a celui de la
garnison de Wilna fuyant a l'aspect de cette armee de spectres prets a
tout devorer. Et, pourtant, on ne peut refuser a Bourgogne les
qualites d'un homme de coeur: ses acces d'egoisme sont tellement
contre sa nature, que le remords suit aussitot. On le voit, ailleurs,
aider de son mieux les camarades, s'exposer pour l'evasion d'un
prisonnier dont le pere l'a emu. Les horreurs dont il a ete temoin le
penetrent: il a vu des soldats depouiller, avant leur dernier soupir,
ceux qui tombaient; d'autres (des Croates) retirer des flammes les
cadavres et les devorer. Il a vu, faute de transports, abandonner les
blesses tendant leurs mains suppliantes, se trainant sur la neige
rougie de leur sang, tandis que ceux qui sont encore debout passent,
muets, devant eux, en songeant
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