un peu ennuye, ou parfois vous avez fait assez
bonne figure, dont quelques-unes ne sont pas tout a fait a votre
honneur, et sans la bourreler, inquietent un peu votre conscience: voila
ce que vous apercevez.--Rendre cela, en tout naturel, sans rien forcer,
vous donner dans un livre cette meme sensation, avec le plaisir de la
trouver dans un livre et non dans vos souvenirs personnels, que vous
aimez assez a laisser tranquilles, voila le talent de Le Sage. Son heros
c'est vous-meme; mettons que c'est moi, pour ne blesser personne, ou
plutot pour ne pas me desobliger moi non plus, c'est tout ce que je sens
bien que j'aurais pu devenir, lance a dix-sept ans a travers le monde,
sur la mule de mon oncle.
Gil Blas a un bon fond; il est confiant et obligeant. Il s'aime fort et
il aime les hommes. Il compte faire son chemin par ses talents, sans
leser personne. Nous avons tous passe par la. Et le monde qu'il traverse
se charge de son education pratique, tres negligee. C'est l'education
d'un coquin qui commence. On va lui apprendre a se delier, et a se
battre, par la force s'il peut, par la ruse plutot. Une dizaine de
mesaventures l'avertiront suffisamment de ces necessites sociales. Mais
remarquez que ces lecons, Le Sage ne leur donne nullement un caractere
amer et desolant. Le pessimisme, la misanthropie, ou simplement l'humeur
chagrine consisteraient a montrer Gil Blas tombant dans le malheur du
fait de ses bonnes qualites Il y tombe du fait de ses petits defauts. Il
est vole, dupe et mystifie parce qu'il est vaniteux, imprudent, etourdi;
parce qu'il parle trop, ce qui est etourderie et vanite encore; et ainsi
de suite, jusqu'au jour ou il est gueri de ces sottises, et un peu trop
gueri, je le sais bien, mais non pas jusqu'a etre jamais profondement
deprave.--Car ici encore la mesure que le bon sens impose serait
depassee. Il faut que l'education du coquin soit complete, mais ne
donne pas tous ses fruits, parce que c'est ainsi que vont les choses a
l'ordinaire. Ce serait ou declamation ou conception lugubre de la vie
que de faire commettre a Gil Blas, desormais instruit, de veritables
forfaits. Ce serait dire d'un air tragique: "Voila l'homme tel que la
vie et la societe le font." Eh! non! sur un caractere de moyen ordre
elles ne produisent pas de si grands effets, nous le savons bien. Elles
peuvent pervertir, elles ne depravent point. C'est merveille de verite
que d'avoir laisse a Gil Blas, une fois passe du cote des loups,
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