Qui vous dit que savoir empeche de sentir?
LE MARQUIS.--Il y est au moins un retardement, ou une distraction.
LA COMTESSE.--Ou un acheminement peut-etre.
LE MARQUIS.--Ce n'est vrai que de celles qui ne savent qu'a moitie. Mais
il n'est point de secret pour vous; et connaitre le fond de la passion,
c'est s'en garantir. Ah! c'est dommage!
LA COMTESSE.--Pour qui?
LE MARQUIS.--Pour... mettons pour le chevalier qui vous aime, et qui
ne vous le dira jamais. Il sait trop bien qu'on n'aime point les
philosophes; on les admire.
LA COMTESSE.--L'admiration n'est-elle point une forme deguisee de
l'amour?
LE MARQUIS.--Pas plus que parler amour n'est une facon de le ressentir.
A ce compte, vous m'aimeriez infiniment. Vous voyez bien!
LA COMTESSE.--Je vois que vous voulez me faire dire que je vous aime!
LE MARQUIS.--Vous pourriez le dire; car vous aimez a badiner. Mais ce
serait pour faire une etude sur la fatuite des hommes en ma pauvre
personne.
LA COMTESSE.--Lisette, ce marquis est un sot. Quand je songe que j'etais
sur le point de lui dire que je l'aimais, et peut-etre de le croire! Il
est tres borne, avec toutes ses finesses. J'aime les gens plus unis. Ce
pauvre chevalier, si simple, doit savoir aimer... Mais il est timide. Si
on l'aimait, ne fut-ce que pour punir le marquis, il ne faudrait pas le
decourager en l'eblouissant..."
Voila la methode de Marivaux. Decomposer un sentiment, en saisir les
elements, demeler les parties dont il se compose, et de ces legers
mouvements du coeur, de leur suite, de leurs demarches, de leurs chocs
et de leurs conflits faire le drame lui-meme avec ses peripeties
couvertes, secretes, intimes, cachees meme aux yeux des personnages, et
surtout aux leurs.
Il n'y a pas beaucoup de sentiments sur lesquels il soit capable de
faire ce travail menu et delicat d'analyse. A vrai dire, il n'y en a
qu'un. Les femmes, a l'ordinaire, ne se connaissent bien qu'en amour.
Il ressemble aux femmes extremement. Sa petite decouverte est tout
simplement d'avoir introduit l'amour dans la comedie francaise; et cette
petite decouverte etait une tres grande nouveaute,
Je ne crois pas exagerer aucunement. Avant Marivaux il y avait eu des
amoureux sur notre theatre comique; seulement il n'y avait pas eu de
peintures de l'amour. L'amour etait un des ressorts de toutes les
comedies; il n'en etait jamais le fond et la matiere. L'auteur comique
nous presentait une Angelique qui etait amoureuse de Val
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