.--Que le roman
sorte naturellement de la, c'est tout simple; qu'il en sorte complet,
avec tous ses organes, et doue d'une vie, c'est une autre affaire. Quant
a la tentation de l'ecrire, elle est sure.
Et c'est bien ce qui arrive a Marivaux. J'ai assez dit, et un peu trop,
qu'il n'y a rien dans le _Spectateur_, et suites. Il n'y a presque rien
dont le moraliste ou l'historien des idees puisse faire son profit. Mais
il y a a chaque instant des commencements de roman, des nouvelles, des
romans rudimentaires. A chaque instant Marivaux glisse au recit. Et quel
est le caractere de ce recit? Ce sont toujours, non precisement des
observations morales, mais des _situations psychologiques_. Une jeune
fille lui ecrit: "J'ai ete seduite, et je suis bien malheureuse, et
voici ce que j'ai senti, et ce que je sens pour le coupable..."--Un
mari lui ecrit: "Je n'ai pas de chance. Ma femme a telle conduite a mon
egard. Je suis jaloux, et je suis perplexe. D'un cote... de l'autre...
etc."--L'_Indigent philosophe_ devrait etre, comme le _Spectateur_, un
recueil de reflexions diverses: tres vite il se tourne de lui-meme en
recit picaresque.
Ainsi partout. Quoi qu'ecrive Marivaux, il ne va pas loin sans qu'on
voie poindre le roman, et sans qu'on voie aussi, peut-etre, que c'est
roman tres mince d'etoffe et qui ne comportera guere que l'histoire
d'un seul sentiment traversant deux ou trois situations legerement
differentes, et entoure, pour qu'il y ait cadre, a peu pres de n'importe
quoi.
_Marianne_ et le _Paysan parvenu_ sont concus ainsi, avec plus de
pretentions, plus de suite, plus de succes aussi; mais au fond tout de
meme.
Marivaux a ete frappe d'un trait du caractere feminin, l'amour-propre
dans le desir de plaire. Il a vu une jeune fille francaise, assez froide
de coeur et de sens, intelligente, avisee et fine, sans aucune passion,
et meme sans aucun sentiment fort, ni pour le bien ni pour le mal,
incapable d'exaltation, a peu pres fermee aux ardeurs religieuses et
parfaitement a l'abri des emportements de l'amour, ne desirant
que plaire et inspirer aux autres le culte tres delicat qu'elle a
d'elle-meme, et puisant dans cette complaisance qu'elle a pour soi une
foule de vertus moyennes qui la rendent tres aimable et tres recherchee.
Elle est nee avec des instincts de delicatesse, de precaution a ne point
se salir, de proprete morale, et la coquetterie est chez elle comme une
forme de son amour-propre: quel que soit le miroir
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