uel des digressions, qui est un charme dans Sterne,
mais qui nous fait perdre pied, pour ainsi dire, nous eloigne decidement
du reel, et nous donne bien un peu cette idee, qui ne va pas sans
inquietude, que l'auteur se moque de nous. Le Sage a tellement le sens
du reel que jusqu'a la succession des faits et le mouvement dont ils
vont a l'air, chez lui, de la demarche meme de la vie.
Les episodes meme, les aventures intercalees, qui sont une mode du temps
dont il n'est aucun roman de cette epoque qui ne temoigne, ont un air de
verite dans le _Gil Blas_. Ils suspendent l'action et la reposent, juste
au moment ou il est utile. Au milieu de toutes ses tribulations, le
heros picaresque s'arrete un instant, avec complaisance, a ecouter un
roman d'amour et d'estocades, et s'y delasse un peu. On sent qu'il en
avait besoin. On sent que ce sont la comme les reves de Gil Blas entre
deux affaires ou deux mesaventures. Il a pris plaisir a se raconter a
lui-meme une histoire fantastique et consolante de beaux cavaliers et
de belles dames, au bord du chemin, en trempant des croutes dans une
fontaine, pour ne pas manger son pain sec. Il a fait treve ainsi au
reel. Nous lui en savons gre.
Et notez que Le Sage, avec un gout tres sur, et pour bien marquer
l'intention, ne met ces histoires-la que dans les episodes. Ce sont
choses qui se disent dans les conversations, que ses personnages se
racontent pour s'emerveiller et se detendre. L'auteur n'en est pas
responsable. Lui se reserve la realite.--Notez encore qu'a mesure que
le roman avance, ces episodes sont moins nombreux. L'action, sans se
precipiter, domine, prend le roman tout entier. Cela veut dire qu'a
mesure qu'il arrive aux grandes affaires, et aussi a la maturite, Gil
Blas reve moins, ou rencontre moins de reveurs sur sa route; et c'est la
meme chose; et sa pensee est moins souvent traversee de Dons Alphonse et
d'Isabelle. Adieu les belles equipees d'amour, meme en conversation ou
en songes; et c'est encore le train veritable de la vie: car il faut
toujours en revenir a cette remarque; et le roman se termine par la plus
bourgeoise et la plus tranquille des conclusions.
C'est en quoi il est bien compose, a tout prendre, ce roman, quoi qu'on
en ait pu dire. Qu'on observe qu'il semble quelquefois recommencer
(comme la vie aussi a des retours), qu'il n'y a pas de raison necessaire
pour qu'il ne soit pas plus court ou plus long d'une partie, je le veux
bien; mais il est bien lie,
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