leve de l'Ecole polytechnique. Un opera ne demande pas a etre compris,
il demande a etre senti. En tous cas, il suffit de le sentir pour s'y
recreer; au lieu que, si l'on ne comprend pas une comedie ou un drame,
on s'ennuie a mourir.
Eh bien, voila pourquoi, selon moi, la province prefere un opera a une
comedie. Prenons un jeune homme sorti d'un college, ayant fait son droit
dans une Faculte voisine, devenu chez lui avocat, avoue ou notaire.
Certes, ce n'est point un sot. Il a la teinture classique, il sait par
coeur des fragments de Boileau et de Racine. Seulement, les annees
coulent, il ne suit pas le mouvement litteraire, il reste ferme aux
nouvelles tentatives dramatiques. Cela se passe pour lui dans un
monde inconnu et ne l'interesse pas. Il lui faudrait faire un effort
d'intelligence, qui le derangerait dans ses habitudes de paresse
d'esprit. En un mot, comme il le dit lui-meme en riant, il est rouille;
a quoi bon se derouiller, quand l'occasion de le faire se presente au
plus une fois par an? Le plus simple est de lacher la litterature et de
se contenter de la musique.
Avec la musique, c'est une douce somnolence. Aucun besoin de penser.
Cela est exquis. On ne sait pas jusqu'ou peut aller la peur de la
pensee. Avoir des idees, les comparer, en tirer un jugement, quel labeur
ecrasant, quelle complication de rouages, comme cela fatigue! Tandis
qu'il est si commode d'avoir la tete vide, de se laisser aller a une
digestion aimable, dans un bain de melodie! Voila le bonheur parfait. On
est leger de cervelle, on jouit dans sa chair, toute la sensualite est
eveillee. Je ne parle pas des decors, de la mise en scene, des danses,
qui font de nos grands operas des feeries, des spectacles flattant la
vue autant que l'oreille.
Questionnez dix provinciaux, huit vous parleront de l'Opera avec
passion, tandis qu'ils montreront une admiration digne pour la
Comedie-Francaise. Et ce que je dis des provinciaux, je devrais
l'etendre aux Parisiens, aux spectateurs en general. Cela explique
l'importance enorme que prend chez nous le theatre de l'Opera; il recoit
la subvention la plus forte, il est loge dans un palais, il fait des
recettes colossales, il remue tout un peuple. Examinez, a cote, le
Theatre-Francais, dont la prosperite est pourtant si grande en ce
moment: on dirait une bicoque. Je dois confesser une faiblesse: le
theatre de l'Opera, avec son gonflement demesure, me fache. Il tient une
trop large place, qu'il vole a la
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