car ce
qu'elle avait obtenu lui permettait de tout esperer, si elle avait
la sagesse de suivre la ligne que sa mere lui avait tracee avant
de mourir, lentement, prudemment, sans rien brusquer, sans rien
compromettre: maintenant elle tenait entre ses mains sa vie qui
serait ce qu'elle la ferait; voila ce qu'elle devait se dire
chaque fois qu'elle aurait une parole a prononcer, chaque fois
qu'elle aurait une resolution a prendre, chaque fois qu'elle
risquerait un pas en avant: et cela sans pouvoir demander conseil
a personne.
Elle s'en revint a Maraucourt en reflechissant ainsi, marchant
lentement, s'arretant lorsqu'elle voulait cueillir une fleur dans
le pied d'une haie, ou bien lorsque par-dessus une barriere une
jolie echappee de vue s'offrait a elle sur les prairies et les
entailles: un bouillonnement interieur, une sorte de fievre la
poussaient a hater le pas, mais volontairement elle le
ralentissait; a quoi bon se presser? C'etait une habitude qu'elle
devait prendre, une regle qu'elle devait s'imposer de ne jamais
ceder a des impulsions instinctives.
Elle retrouva son ile dans l'etat ou elle l'avait laissee, avec
chaque chose a sa place; les oiseaux avaient meme respecte les
groseilles du saule qui ayant muri pendant son absence,
composerent pour son souper un plat sur lequel elle ne comptait
pas du tout.
Comme elle etait rentree de meilleure heure que lorsqu'elle
sortait de l'atelier, elle ne voulut pas se coucher aussitot son
souper fini, et en attendant la tombee de la nuit, elle passa la
soiree en dehors de l'aumuche, assise dans les roseaux a l'endroit
ou la vue courait librement sur l'entaille et ses rives. Alors
elle eut conscience que si courte qu'eut ete son absence, le temps
avait marche et amene des changements pour elle menacants. Dans
les prairies ne regnait plus le silence solennel des soirs, qui
l'avait si fortement frappee aux premiers jours de son
installation dans l'ile, quand dans toute la vallee on n'entendait
sur les eaux, au milieu des hautes herbes, comme sous le feuillage
des arbres, que les frolements mysterieux des oiseaux qui
rentraient pour la nuit. Maintenant la vallee etait troublee au
loin par toutes sortes de bruits: des battements de faux, des
grincements d'essieu, des claquements de fouet, des murmures de
voix. C'est qu'en effet, comme elle l'avait remarque en revenant
de Saint-Pipoy, la fenaison etait commencee dans les prairies les
mieux exposees, ou l'herbe avait muri
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