de Geneve a Sedan, de Sedan a Rotterdam, Bayle
contourne, en quelque sorte, la France du pur XVIIe siecle sans y
entrer. Il y a de ces existences pareilles a des arches de pont qui,
sans entrer dans le plein de la riviere, l'embrassent et unissent, les
deux rives. Si Bayle eut vecu au centre de la societe lettree de son
age, de cette societe polie que M. Roederer vient d'etudier avec une
minutie qui n'est pas sans agrement, et avec une predilection qui ne
nuit pas a l'exactitude; si Bayle, qui entra dans le monde vers 1675,
c'est-a-dire au moment de la culture la plus chatiee de la litterature
de Louis XIV, avait passe ses heures de loisir dans quelques-uns des
salons d'alors, chez madame de La Sabliere, chez le president Lamoignon,
ou seulement chez Boileau a Auteuil, il se fut fait malgre lui une
grande revolution en son style. Eut-ce ete un bien? y aurait-il gagne?
Je ne le crois pas. Il se serait defait sans doute de ses vieux termes
_ruer, bailler,_ de ses proverbes un peu rustiques. Il n'aurait pas dit
qu'il voudrait bien aller de temps en temps a Paris _se ravictuailler
en esprit et en connoissances;_ il n'aurait pas parle de madame de
La Sabliere comme d'une femme de grand esprit _qui a toujours a ses
trousses La Fontaine, Racine_ (ce qui est inexact pour ce dernier), _et
les philosophes du plus grand nom;_ il aurait redouble de scrupules pour
eviter dans son style _les equivoques, les vers, et l'emploi dans la
meme periode d'un_ on _pour_ il, etc., toutes choses auxquelles, dans
la preface de son _Dictionnaire critique_, il assure bien gratuitement
qu'il fait beaucoup d'attention; en un mot, il n'aurait plus tant ose
ecrire _a toute bride_ (madame de Sevigne disait _a bride abattue_) ce
qui lui venait dans l'esprit. Mais, pour mon compte, je serais fache
de cette perte; je l'aime mieux avec ses images franches, imprevues,
pittoresques, malgre leur melange. Il me rappelle le vieux Pasquier
avec un tour plus degage, ou Montaigne avec moins de soin a aiguiser
l'expression. Ecoutez-le disant a son frere cadet qui le consulte: "Ce
qui est propre a l'un ne l'est pas a l'autre; il faut donc faire la
guerre a l'oeil et se gouverner selon la portee de chaque genie... il
faut exercer contre son esprit le personnage d'un questionneur facheux,
se faire expliquer sans remission tout ce qu'il plait de demander."
Comme cela est joli et mouvant! Le mot vif, qui chez Bayle ne se fait
jamais longtemps attendre, rachete de reste c
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