fort en frais de conjectures, lorsque Trublet, dans ses _Memoires
sur Fontenelle_, page 225, m'est venu donner la clef de l'enigme et
le nom des masques. Il parait bien qu'il s'agit en effet de Thomas
Corneille et de Fontenelle, ligues avec De Vise: Fontenelle etait de
l'Academie a cette date; lui et son oncle Thomas faisaient volontiers au
dehors de la litterature de feuilletons et ecrivaient, comme on dirait,
dans les _petits journaux_. On sait le mot de Boileau a propos de
la Motte: "C'est dommage qu'il ait ete _s'encanailler_ de ce petit
Fontenelle."]
Dans ces diverses etudes charmantes ou fortes sur La Bruyere, comme
celles de Suard et de Fabre, au milieu de mille sortes d'ingenieux
eloges, un mot est lache qui etonne, applique a un aussi grand ecrivain
du XVIIe siecle. Suard dit en propres termes que La Bruyere avait _plus
d'imagination que de gout_. Fabre, apres une analyse complete de ses
merites, conclut a le placer dans le si petit nombre des parfaits
modeles de l'art d'ecrire, _s'il montrait toujours autant de gout qu'il
prodigue d'esprit et de talent_[152]. C'est la premiere fois qu'a propos
d'un des maitres du grand siecle on entend toucher cette corde delicate,
et ceci tient a ce que La Bruyere, venu tard et innovant veritablement
dans le style, penche deja vers l'age suivant. Il nous a trace une
courte histoire de la prose francaise en ces termes: "L'on ecrit
regulierement depuis vingt annees; l'on est esclave de la construction;
l'on a enrichi la langue de nouveaux tours, secoue le joug du latinisme,
et reduit le style a la phrase purement francoise; l'on a presque
retrouve le nombre que Malherbe et Balzac avoient les premiers
rencontre, et que tant d'auteurs depuis eux ont laisse perdre; l'on a
mis enfin dans le discours tout l'ordre et toute la nettete dont il
est capable: cela conduit insensiblement a y mettre de l'esprit." Cet
esprit, que La Bruyere ne trouvait pas assez avant lui dans le style,
dont Bussy, Pellisson, Flechier, Bouhours, lui offraient bien
des exemples, mais sans assez de continuite, de consistance ou
d'originalite, il l'y voulut donc introduire. Apres Pascal et La
Rochefoucauld, il s'agissait pour lui d'avoir une grande, une delicate
maniere, et de ne pas leur ressembler. Boileau, comme moraliste et comme
critique, avait exprime bien des verites en vers avec une certaine
perfection. La Bruyere voulut faire dans la prose quelque chose
d'analogue, et, comme il se le disait peut-etre
|