fructidor m'a indirectement compris dans la liste des ecrivains deportes
en masse et sans jugement. Mon nom n'y a pas ete rappele. Cependant
j'ai souffert, comme si j'avais ete legalement condamne, trente mois
de proscription. Vous gouvernez, et je ne suis point encore libre.
Plusieurs membres de l'Institut, dont j'etais le confrere avant le
18 fructidor, pourront vous attester que j'ai toujours mis, dans mes
opinions et mon style, de la mesure, de la decence et de la sagesse.
J'ai lu, dans les seances publiques de ce meme Institut, des fragments
d'un long poeme qui ne peut deplaire aux heros, puisque j'y celebre les
plus grands exploits de l'antiquite. C'est dans cet ouvrage, dont je
m'occupe depuis plusieurs annees, qu'il faut chercher mes principes,
et non dans les calomnies des delateurs subalternes qui ne seront plus
ecoutes. Si j'ai gemi quelquefois sur les exces de la Revolution, ce
n'est point parce qu'elle m'a enleve toute ma fortune et celle de ma
famille,[127] mais parce que j'aime passionnement la gloire de ma patrie.
Cette gloire est deja en surete, grace a vos exploits militaires. Elle
s'accroitra encore par la justice que vous promettez de rendre a tous
les opprimes. La voix publique m'apprend que vous n'aimez point les
eloges. Les miens auraient l'air trop interesses dans ce moment pour
qu'ils fussent dignes de vous et de moi. D'ailleurs, quand j'etais
libre, avant le 18 fructidor, on a pu voir, dans le journal auquel je
fournissais des articles, que j'ai constamment parle de vous comme la
renommee et vos soldats. Je n'en dirai pas plus. L'histoire vous a
suffisamment appris que les grands capitaines ont toujours defendu
contre l'oppression et l'infortune les amis des arts, et surtout les
poetes, dont le coeur est sensible et la voix reconnaissante.
12 nivose an VIII."
[Note 127: La fortune de madame de Fontanes fut perdue dans le siege
et l'incendie de Lyon: une maison qu'elle possedait fut ecrasee par les
bombes; des recouvrements qui lui etaient dus ne vinrent jamais.]
On ne s'etonne plus, quand on connait cette lettre, qu'un mois apres le
premier Consul ait songe a Fontanes pour le charger de prononcer l'eloge
funebre de Washington aux Invalides (20 pluviose, 9 fevrier 1800).
Fontanes le composa en trente-six heures, dans toute la verve de sa
limpide maniere. Ce noble discours remplit-il toutes les intentions du
Consul? A coup sur, l'orateur y remplit ses propres intentions les plus
cheres. Un
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