Ai-je fait un seul jour de prison dans
ma vie? J'ai toujours servi le bon Dieu, et le bon Dieu m'a toujours
protege depuis quarante ans que je cherche ma pauvre vie.
--Quel age avez-vous donc au juste, mon oncle?
--Je ne sais pas, mon enfant, car mon acte de bapteme a ete egare dans
les temps comme tant d'autres, mais je dois avoir quatre-vingts ans
passes. J'ai environ dix ans de plus que le pere Bricolin, qui parait
cependant plus vieux que moi.
--C'est la verite, vous etes joliment conserve, et lui...mais il est
vrai qu'il a eu des accidents qui n'arrivent pas a tout le monde.
--Oui, dit le mendiant avec un profond soupir de componction. Il a eu du
malheur!...
--C'est une histoire de votre temps, cela? N'etes-vous pas de ce
pays-la?
--Oui, je suis ne natif de Ruffec, pres Beaufort, ou l'accident est
arrive.
--Et vous etiez dans le pays alors?
--Oh! je le crois bien, bonne sainte Vierge! Je n'y peux pas penser sans
trembler! Avait-on peur dans ce temps-la!
--Est-ce que vous avez peur de quelque chose, vous, qui etes toujours
tout seul a toute heure par les chemins?
--Oh! a present, mon bon fils, que veux-tu que craigne un pauvre homme
comme moi qui ne possede que les trois guenilles qui le couvrent? Mais
dans ce temps-la j'avais un peu de bien, et les brigands me l'ont fait
perdre.
--Comment! est-ce que les chauffeurs ont ete chez vous aussi?
--Oh! nenni! je n'avais pas assez pour les tenter; mais j'avais une
petite maison que je louais a des journaliers. Quand la peur des
brigands s'est repandue dans le pays, personne n'a plus voulu l'habiter.
Je n'ai pas pu la vendre; je n'avais plus de quoi la faire reparer. Elle
me tombait en ruines sur le corps. Il a fallu faire des dettes que je
n'ai pu payer. Alors, mon champ, la maison, et une jolie cheneviere que
j'avais, ont ete vendus par expropriation forcee. J'ai donc ete force de
prendre la besace; j'ai quitte le pays, et depuis ce temps-la je voyage
toujours comme les enfants du bon Dieu.
--Mais vous ne quittez guere le departement?
--Sans doute, j'y suis connu; j'y ai ma clientele et toute ma famille.
--Je vous croyais tout seul?
--Et tous mes neveux, donc!
--C'est vrai, j'oubliais; moi, par exemple, mon camarade que voila, et
tous ceux qui ne vous refusent jamais votre sou pour acheter du tabac.
Mais, dites donc, mon oncle, ces chauffeurs dont nous parlions, quels
gens etaient-ils?
--Demande-le au bon Dieu, mon pauvre enfant,
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