lieutenant, c'est un etudiant du
quartier Latin, un Parisien comme nous; au milieu des peripeties de
nos voyages, nous avons plaisir a causer ensemble des souvenirs de la
capitale, des bonnes parties d'autrefois, de parler de ce temps ou
la France jouissait d'une prosperite factice, inquietante, que notre
aveuglement nous montrait comme reelle. Ou est le temps ou l'orchestre
du bal Bullier faisait bondir sur un plancher poussiereux une jeunesse
insouciante? Notre lieutenant parle de tout cela en connaisseur! Pauvre
garcon, j'ai les larmes aux yeux en pensant a lui. Quinze jours apres
cette bonne causerie, il devait mourir, et son corps de vingt-deux ans
allait reposer, a jamais enfoui sous la terre des champs de bataille. O
guerre horrible, fleau desastreux, ou conduis-tu ces milliers de jeunes
gens, pleins de force, pleins d'enthousiasme? A la mort, a la plus cruelle
de toutes, celle que le bon sens des peuples pourrait eviter. Combien
d'entre vous dorment-ils a cette heure dans ces campagnes, ou notre ballon
vient de passer? Que de larmes, que de scenes de desolation sont a jamais
gravees sur ces prairies, ou nous passions alors presque gaiement, avec
l'espoir du succes! Comme nous etions loin d'envisager l'avenir, a ces
heures ou l'esperance etait encore permise! Comme nous pensions peu aux
malheurs qui allaient impitoyablement s'abattre sur notre malheureux pays!
Dormez sous les champs de bataille, heros inconnus! Vos petits-fils vous
vengeront un jour! Vous etes morts au lendemain de Coulmiers, croyant
encore a la Victoire. Vous n'avez pas vu de nouveaux et terribles
desastres, vous ne saurez jamais a quelle honte la France a ete condamnee!
Dormez en paix, dans ces campagnes devastees! Un Luther, en voyant vos
ossements, ne manquerait pas de s'ecrier, comme au cimetiere de Worms:
"Heureux les morts: ils reposent!"
Pendant que nous dinons, un telegramme nous est remis au nom du directeur
des telegraphes, qui a pris les ordres du general d'Aurelles de Paladine.
On nous dit de transporter immediatement notre ballon au camp de Chilleur,
eloigne de notre premiere station de douze kilometres. Il est decide que
nous partirons le lendemain de grand matin, car si le vent est vif, il
nous faudra peut-etre dix ou douze heures pour faire ce trajet. Nous
etudions notre chemin sur une bonne carte, et nous nous decidons a suivre
le lendemain une voie de chemin de fer en construction, ou les arbres ne
generont pas le transport de
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