perdu toutes les rudesses du genie et ne se sauve que par les
graces d'une facture adroite. Aussi est-il grand temps de le retremper
aux sources de l'art, dans l'etude de l'homme et, dans le respect de la
realite.
Un de mes bons amis me faisait des confidences dernierement. Il a ecrit
plus de dix romans, il marche librement dans un livre, et il me disait
que le theatre le faisait trembler, lui qui pourtant n'est pas un
timide. C'est que son education dramatique le gene et le trouble, des
qu'il veut aborder une piece. Il voit les coups de scene connus, il
entend les repliques d'usage, il a la cervelle tellement pleine de ce
monde de carton, qu'il n'ose faire un effort pour se debarrasser et etre
lui. Tout ce public qu'il evoque en imagination, les yeux braques sur
la scene, le jour ou l'on jouera son oeuvre, l'effare au point qu'il
devient imbecile et qu'il se sent glisser aux banalites applaudies. Il
lui faudrait tout oublier.
LES DEUX MORALES
La morale qui se degage de notre theatre contemporain, me cause toujours
une bien grande surprise. Rien n'est singulier comme la formation de
ces deux mondes si tranches, le monde litteraire et le monde vivant;
on dirait deux pays ou les lois, les moeurs, les sentiments, la langue
elle-meme, offrent de radicales differences. Et la tradition est telle
que cela ne choque personne; au contraire, on s'effare, on crie au
mensonge et au scandale, quand un homme ose s'apercevoir de cette
anomalie et affiche la pretention de vouloir qu'une meme philosophie
sorte du mouvement social et du mouvement litteraire.
Je prendrai un exemple, pour etablir nettement l'etat des choses. Nous
sommes au theatre ou dans un roman. Un jeune homme pauvre a rencontre
une jeune fille riche; tous les deux s'adorent et sont parfaitement
honnetes; le jeune homme refuse d'epouser la jeune fille par
delicatesse; mais voila qu'elle devient pauvre, et tout de suite il
accepte sa main, au milieu de l'allegresse generale. Ou bien c'est la
situation contraire: la jeune fille est pauvre, le jeune homme est
riche; meme combat de delicatesse, un peu plus ridicule; seulement,
on ajoute alors un raffinement final, un refus absolu du jeune homme
d'epouser celle qu'il aime quand il est ruine, parce qu'il ne peut plus
la combler de bien-etre.
Etudions la vie maintenant, la vie quotidienne, celle qui se passe
couramment sous nos yeux. Est-ce que tous les jours les garcons les plus
dignes, les plus loyaux, n'epou
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