magne et de la gonfler a un tel
point de tirades, que le public s'imagine avoir vu un colosse; cela
est plus commode que de prendre un bourgeois de notre epoque, un homme
grotesque et mal mis et d'en tirer une poesie sublime, d'en faire, par
exemple, le pere Goriot, le pere qui donne ses entrailles a ses filles,
une figure si enorme de verite et d'amour, qu'aucune litterature ne peut
en offrir une pareille.
Rien n'est aise comme de travailler sur des patrons, avec des formules
connues; et les heros, dans le gout classique ou romantique, coutent
si peu de besogne, qu'on les fabrique a la douzaine. C'est un article
courant dont notre litterature est encombree. Au contraire, l'effort
devient tres dur, lorsqu'on veut un heros reel, savamment analyse,
debout et agissant. Voila sans doute pourquoi le naturalisme terrifie
les auteurs habitues a pecher des grands hommes dans l'eau trouble de
l'histoire. Il leur faudrait fouiller l'humanite trop profondement,
apprendre la vie, aller droit a la grandeur reelle et la mettre en
oeuvre d'une main puissante. Et qu'on ne nie pas cette poesie vraie
de l'humanite; elle a ete degagee dans le roman, elle peut l'etre au
theatre; il n'y a la qu'une adaptation a trouver.
Je suis tourmente par une comparaison qui me poursuit et dont je me
debarrasserai ici. On vient de jouer pendant de longs mois, a l'Odeon,
_les Danicheff_, une piece dont l'action se passe en Russie; elle a
eu chez nous un tres vif succes, seulement elle est si mensongere,
parait-il, si pleine de grossieres invraisemblances, que l'auteur, qui
est Russe, n'a pas meme ose la faire representer dans son pays. Que
pensez-vous de cette oeuvre qu'on applaudit a Paris et qui serait
sifflee a Saint-Petersbourg? Eh bien! imaginez un instant que les
Romains puissent ressusciter et qu'on represente devant eux Rome
vaincue. Entendez-vous leurs eclats de rire? croyez-vous que la piece
irait jusqu'au bout? Elle leur semblerait un veritable carnaval, elle
sombrerait sous un immense ridicule. Et il en est ainsi de toutes les
pieces historiques, aucune ne pourrait etre jouee devant les societes
qu'elles ont la pretention de peindre. Etrange theatre, alors, qui n'est
possible que chez des etrangers, qui est base sur la disparition
des generations dont il s'occupe, qui vit d'erreurs au point d'etre
seulement bon pour des ignorants!
L'avenir est au naturalisme. On trouvera la formule, on arrivera
a prouver qu'il y a plus de poesie dans le
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