ois, qui ont besoin de se devouer, et qui ne concoivent pas d'autre
bonheur que celui qu'elles donnent. Malheureuse dans son menage, ennuyee
dans le monde, elle s'etait laissee aller avec la confiance romanesque
d'une jeune fille a ce sentiment dont elle s'etait bientot fait
une religion. Sincerement devote dans son adolescence, elle etait
necessairement devenue passionnee pour un amant qui respectait ses
scrupules et adorait sa chastete. La piete meme l'avait poussee a
s'exalter dans cet amour et a vouloir le consacrer par des liens
indissolubles aussitot qu'elle s'etait vue libre. Elle avait songe avec
joie a sacrifier courageusement les interets materiels que prise le
monde et les prejuges etroits de la naissance qui n'avaient jamais
trompe son jugement. Elle croyait faire beaucoup, la pauvre enfant, et
c'etait beaucoup en effet; car le monde l'eut blamee ou raillee. Elle
n'avait pas prevu que ce n'etait rien encore, et que la fierte du
plebeien repousserait son sacrifice presque comme un affront.
Eclairee tout a coup par l'effroi, la douleur et la resistance de Lemor,
Marcelle repassait dans son esprit consterne tout ce qu'elle avait
entrevu de la crise sociale ou s'agite le siecle. Il n'y a plus rien
d'etranger dans les hautes regions de la pensee aux femmes de notre
temps. Toutes, suivant la portee de leur intelligence, peuvent
desormais, sans affectation et sans ridicule, lire chaque jour sous
toutes les formes, journal ou roman, philosophie, politique ou poesie,
discours officiel ou conversation intime, dans le grand livre triste,
diffus, contradictoire et cependant profond et significatif de la
vie actuelle. Elle savait donc bien, comme nous tous, que ce present
engourdi et malade est aux prises avec le passe qui le retient et
l'avenir qui l'appelle. Elle voyait de grands eclairs se croiser sur sa
tete, elle pouvait pressentir une grande lutte plus ou moins eloignee.
Elle n'etait pas d'une nature pusillanime; elle n'avait pas peur et ne
fermait pas les yeux. Les regrets, les plaintes, les terreurs et les
recriminations de ses grands parents l'avaient tant lassee et tant
degoutee de la crainte! La jeunesse ne veut pas maudire le temps de sa
floraison, et ses annees charmantes lui sont cheres, quelque chargees
d'orages qu'elles soient. La tendre et courageuse Marcelle se disait
que, sous le tonnerre et la grele, on peut sourire, a l'abri du premier
buisson, avec l'etre qu'on aime. Cette lutte menacante des intere
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