fait sentir les privations et les souffrances reelles.
Mais elle pensait que ces souffrances n'etaient pas au-dessus de son
courage, et ce qui l'interessait dans l'opinion de ses hotes du moulin,
c'etait le degre de philosophie ou d'insensibilite dont les avait
pourvus la nature, compare avec celui que le sentiment poetique et
l'amour, sentiment plus religieux et plus puissant encore, pouvaient lui
donner a elle meme. Elle laissa donc paraitre un peu de curiosite des
que le Grand-Louis se fut eloigne pour porter ses truites, comme il
disait, dans la poele a frire.
--Ainsi, dit-elle a la vieille meuniere, vous ne vous trouvez pas
heureuse, et votre fils lui-meme, malgre son air de gaiete, se tourmente
quelquefois?
--Eh! Madame, quant a moi, repondit la bonne femme, je me trouverais
assez riche et assez contente de mon sort si je voyais mon fils heureux.
Defunt mon pauvre homme etait a son aise; son commerce allait bien; mais
il est mort avant d'avoir pu elever sa famille, et il m'a fallu mener
a bien et etablir de mon mieux tous mes enfants. A present la part de
chacun n'est pas grosse; le moulin est reste a mon Louis, qu'on appelle
le Grand-Louis, comme on appelait son pere le Grand-Jean, et comme on
m'appelle la Grand'Marie. Car, Dieu aidant, on pousse assez bien dans
notre famille, et tous mes enfants etaient de belle taille. Mais c'est
la le plus clair de notre bien; le reste est si peu de chose, qu'il n'y
a pas de quoi se faire de fausses esperances.
--Mais enfin, pourquoi voudriez-vous etre plus riches? Souffrez-vous de
la pauvrete? Il me semble que vous etes bien loges, que votre pain est
beau, votre sante excellente.
--Oui, oui, grace au bon Dieu, nous avons le necessaire, et bien des
gens qui valent peut-etre mieux que nous, n'ont pas tout ce qu'il leur
faudrait; mais voyez-vous, Madame, on est heureux ou malheureux, suivant
les idees qu'on se fait...
--Vous touchez la vraie question, dit Marcelle, qui remarquait dans la
physionomie et dans le langage de la meuniere de la finesse naive et un
sens juste. Puisque vous appreciez si bien les choses, d'ou vient donc
que vous vous plaignez?
--Ce n'est pas moi qui me plains, c'est mon Grand-Louis! ou, pour mieux
parler, c'est moi qui me plains parce que je le vois mecontent, et c'est
lui qui ne se plaint pas parce qu'il a du courage et craint de me faire
de la peine. Mais quand il en a trop lui-meme, ca lui echappe, le pauvre
enfant! Il ne dit qu'un mot,
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