forces,
je me demandais si je ne tomberais pas en chemin: ces vingt dernieres
annees de vie parisienne, de travail a outrance, de soucis, de
privations, sans un jour de repos, sans une minute de detente, m'ont
epuise; cependant, j'allais, simplement parce qu'il fallait aller, pour
vous; parce qu'avant de penser a soi, on pense aux siens. C'est ici que
j'ai senti mon ecrasement, par ma renaissance. Il faut donc que vous
donniez a ma vieillesse la vie naturelle qui a manque a mon age viril,
et c'est elle que je vous demande.
--Et tu ne doutes pas de la reponse, n'est-ce pas?
--D'ailleurs, cette raison n'est pas la seule qui me retienne ici, j'en
ai d'autres qui, precisement parce qu'elles ne sont pas personnelles,
n'en sont que plus fortes. J'ai toujours pense que la richesse impose
des devoirs a ceux qui la detiennent et qu'on n'a pas le droit d'etre
riche rien que pour soi, pour son bien-etre ou son plaisir. Sans avoir
rien fait pour la meriter, du jour au lendemain, la fortune m'est tombee
dans les mains; eh bien! maintenant il faut que je la gagne, et, pour
cela, j'estime que le mieux est que je l'emploie a ameliorer le sort des
gens de ce pays, que j'aime, parce que j'y suis ne.
Cette proposition lui fit regarder son pere avec un etonnement ou se
lisait une assez vive inquietude: qu'entendait-il donc par employer la
fortune qui lui tombait aux mains a l'amelioration du sort des paysans
d'Ourteau?
Ce n'est pas impunement que dans une famille on s'habitue a voir
critiquer le chef, discuter ses idees, mettre en doute son
infaillibilite, contester son autorite et le rendre responsable de tout
ce qui va mal dans la vie: le cas etait le sien. Que de fois, depuis
son enfance, avait-elle entendu sa mere prendre son pere en pitie:
"Certainement je ne te fais pas de reproches, mon ami." Que de fois
aussi, sa mere, s'adressant a elle, lui avait-elle dit: "Ton pauvre
pere!" Cette compassion pas plus que ces blames discrets n'avaient
amoindri sa tendresse pour lui: elle le cherissait, elle l'aimait,
"pauvre pere", d'un sentiment aussi ardent, aussi profond, que si elle
avait ete elevee dans des idees d'admiration respectueuse pour lui; mais
enfin, ce respect precisement manquait a son amour qui ressemblait plus
a celui d'une mere pour son fils, "pauvre enfant", qu'a celui d'une
fille pour son pere; en adoration devant lui, non en admiration; pleine
d'indulgence, disposee a le plaindre, a le consoler, toujours a
l'excuse
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