endroits sombres. Il etait fort et brave, dix hommes ne lui
auraient pas fait peur; mais son education rustique lui avait laisse
malgre lui quelques idees superstitieuses. Il ne s'y complaisait point,
comme font parfois les cerveaux poetiques; il en rougissait au contraire
et cachait ce penchant sous une affectation d'incredulite philosophique;
mais son imagination, moins forte que son orgueil, ne pouvait etouffer
les terreurs de son enfance et surtout le souvenir du passage de la
_grand'bete_ dans la metairie ou il etait reste six ans en nourrice. La
_grand'bete_ apparait tous les dix ans dans le pays et seme l'effroi de
famille en famille. Elle s'efforce de penetrer dans les metairies pour
empoisonner les etables et faire perir les troupeaux. Les habitants sont
forces de soutenir chaque soir une espece de siege, et c'est avec bien
de la peine qu'ils parviennent a l'eloigner, car les balles de fusil ne
l'atteignent point; et les chiens fuient en hurlant a son approche. Au
reste, la bete, ou plutot l'esprit malin qui en emprunte la forme, est
d'un aspect indefinissable: plusieurs l'ont portee toute une nuit sur
leur dos (car elle se livre a mille plaisanteries diaboliques avec les
imprudents qu'elle rencontre dans les pres au clair de la lune), mais
nul ne l'a jamais vue distinctement. On sait seulement qu'elle change de
stature a volonte. Dans l'espace de quelques instants elle passe de la
taille d'une chevre a celle d'un lapin, et de celle d'un loup a celle
d'un boeuf; mais ce n'est ni un lapin, ni une chevre, ni un boeuf, ni
un loup, ni un chien enrage: c'est la _grand'bete;_ c'est le fleau
des campagnes, la terreur des habitants, et le triste presage d'une
prochaine epidemie parmi les bestiaux.
Joseph se rappelait malgre lui toutes ces traditions effrayantes; mais
s'il n'avait pas l'esprit assez fort pour les repousser, du moins il se
sentait assez de courage et le bras assez prompt pour ne jamais reculer
devant le danger.
Il s'etonnait de ne point trouver Genevieve au lieu qu'elle lui avait
indique, lorsqu'un bruit de chaines lui fit brusquement tourner la tete,
et il vit a trois pas de lui une vague forme de quadrupede dont la
longue face pale semblait l'observer attentivement. Le premier mouvement
de Joseph fut de lever le manche de son fouet pour frapper l'animal
redoutable; mais, a sa grande confusion, il vit une jeune pouliche
blanche, a demi sauvage, qui etait venue la pour paitre l'herbe autour
des tombe
|