cidre affreux qu'elle faisait
venir de Guermantes: "Redonnez des oeufs a monsieur", ordonnait-elle au
maitre d'hotel, cependant que le tiers, anxieux, attendait toujours ce
qu'avaient surement eu l'intention de se dire, puisqu'ils avaient
arrange de se voir malgre mille difficultes avant son depart, le poete
et la duchesse. Mais le repas continuait, les plats etaient enleves les
uns apres les autres, non sans fournir a Mme de Guermantes l'occasion de
spirituelles plaisanteries ou de fines historiettes. Cependant le poete
mangeait toujours sans que duc ou duchesse eussent eu l'air de se
rappeler qu'il etait poete. Et bientot le dejeuner etait fini et on se
disait adieu, sans avoir dit un mot de la poesie, que tout le monde
pourtant aimait, mais dont, par une reserve analogue a celle dont Swann
m'avait donne l'avant-gout, personne ne parlait. Cette reserve etait
simplement de bon ton. Mais pour le tiers, s'il y reflechissait un peu,
elle avait quelque chose de fort melancolique, et les repas du milieu
Guermantes faisaient alors penser a ces heures que des amoureux timides
passent souvent ensemble a parler de banalites jusqu'au moment de se
quitter, et sans que, soit timidite, pudeur, ou maladresse, le grand
secret qu'ils seraient plus heureux d'avouer ait pu jamais passer de
leur coeur a leurs levres. D'ailleurs il faut ajouter que ce silence
garde sur les choses profondes qu'on attendait toujours en vain le
moment de voir aborder, s'il pouvait passer pour caracteristique de la
duchesse, n'etait pas chez elle absolu. Mme de Guermantes avait passe sa
jeunesse dans un milieu un peu different, aussi aristocratique, mais
moins brillant et surtout moins futile que celui ou elle vivait
aujourd'hui, et de grande culture. Il avait laisse a sa frivolite
actuelle une sorte de tuf plus solide, invisiblement nourricier et ou
meme la duchesse allait chercher (fort rarement car elle detestait le
pedantisme) quelque citation de Victor Hugo ou de Lamartine qui, fort
bien appropriee, dite avec un regard senti de ses beaux yeux, ne
manquait pas de surprendre et de charmer. Parfois meme, sans
pretentions, avec pertinence et simplicite, elle donnait a un auteur
dramatique academicien quelque conseil sagace, lui faisait attenuer une
situation ou changer un denouement.
Si, dans le salon de Mme de Villeparisis, tout autant que dans l'eglise
de Combray, au mariage de Mlle Percepied, j'avais peine a retrouver dans
le beau visage, trop humain, d
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