us tard elle lui declare: "Tu m'as fait trop de peine, tu m'as
souvent cache la verite, je suis a bout", il doit interpreter: "un autre
protecteur lui offre davantage"? Encore n'est-ce la que le langage d'une
cocotte assez rapprochee des femmes du monde. Les apaches fournissent
des exemples plus frappants. Mais M. de Norpois et le prince allemand,
si les apaches leur etaient inconnus, avaient accoutume de vivre sur le
meme plan que les nations, lesquelles sont aussi, malgre leur grandeur,
des etres d'egoisme et de ruse, qu'on ne dompte que par la force, par la
consideration de leur interet, qui peut les pousser jusqu'au meurtre, un
meurtre symbolique souvent lui aussi, la simple hesitation a se battre
ou le refus de se battre pouvant signifier pour une nation: "perir".
Mais comme tout cela n'est pas dit dans les Livres Jaunes et autres, le
peuple est volontiers pacifiste; s'il est guerrier, c'est
instinctivement, par haine, par rancune, non par les raisons qui ont
decide les chefs d'Etat avertis par les Norpois.
L'hiver suivant, le prince fut tres malade, il guerit, mais son coeur
resta irremediablement atteint. "Diable! se dit-il, il ne faudrait pas
perdre de temps pour l'Institut car, si je suis trop long, je risque de
mourir avant d'etre nomme. Ce serait vraiment desagreable."
Il fit sur la politique de ces vingt dernieres annees une etude pour la
_Revue des Deux Mondes_ et s'y exprima a plusieurs reprises dans les
termes les plus flatteurs sur M. de Norpois. Celui-ci alla le voir et le
remercia. Il ajouta qu'il ne savait comment exprimer sa gratitude. Le
prince se dit, comme quelqu'un qui vient d'essayer d'une autre clef pour
une serrure: "Ce n'est pas encore celle-ci", et se sentant un peu
essouffle en reconduisant M. de Norpois, pensa: "Sapristi, ces
gaillards-la me laisseront crever avant de me faire entrer. Depechons."
Le meme soir, il rencontra M. de Norpois a l'Opera:
--Mon cher ambassadeur, lui dit-il, vous me disiez ce matin que vous ne
saviez pas comment me prouver votre reconnaissance; c'est fort exagere,
car vous ne m'en devez aucune, mais je vais avoir l'indelicatesse de
vous prendre au mot.
M. de Norpois n'estimait pas moins le tact du prince que le prince le
sien. Il comprit immediatement que ce n'etait pas une demande qu'allait
lui faire le prince de Faffenheim, mais une offre, et avec une
affabilite souriante il se mit en devoir de l'ecouter.
--Voila, vous allez me trouver tres indiscret.
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