mable avec moi
parce que j'etais l'ami de Robert et parce que je n'etais pas du meme
monde que Robert. Cette bonte s'accompagnait d'une feinte timidite, de
l'espece de mouvement de retrait intermittent de la voix, du regard, de
la pensee qu'on ramene a soi comme une jupe indiscrete, pour ne pas
prendre trop de place, pour rester bien droite, meme dans la souplesse,
comme le veut la bonne education. Bonne education qu'il ne faut pas
prendre trop au pied de la lettre d'ailleurs, plusieurs de ces dames
versant tres vite dans le devergondage des moeurs sans perdre jamais la
correction presque enfantine des manieres. Mme de Marsantes agacait un
peu dans la conversation parce que, chaque fois qu'il s'agissait d'un
roturier, par exemple de Bergotte, d'Elstir, elle disait en detachant le
mot, en le faisant valoir, et en le psalmodiant sur deux tons differents
en une modulation qui etait particuliere aux Guermantes: "J'ai eu
_l'honneur_, le grand _hon_-neur de rencontrer Monsieur Bergotte, de
faire la connaissance de Monsieur Elstir", soit pour faire admirer son
humilite, soit par le meme gout qu'avait M. de Guermantes de revenir aux
formes desuetes pour protester contre les usages de mauvaise education
actuelle ou on ne se dit pas assez "honore". Quelle que fut celle de ces
deux raisons qui fut la vraie, de toutes facons on sentait que, quand
Mme de Marsantes disait: "J'ai eu _l'honneur,_ le grand _hon_-neur",
elle croyait remplir un grand role, et montrer qu'elle savait accueillir
les noms des hommes de valeur comme elle les eut recus eux-memes dans
son chateau, s'ils s'etaient trouves dans le voisinage. D'autre part,
comme sa famille etait nombreuse, qu'elle l'aimait beaucoup, que, lente
de debit et amie des explications, elle voulait faire comprendre les
parentes, elle se trouvait (sans aucun desir d'etonner et tout en
n'aimant sincerement parler que de paysans touchants et de gardes-chasse
sublimes) citer a tout instant toutes les familles mediatisees d'Europe,
ce que les personnes moins brillantes ne lui pardonnaient pas et, si
elles etaient un peu intellectuelles, raillaient comme de la stupidite.
A la campagne, Mme de Marsantes etait adoree pour le bien qu'elle
faisait, mais surtout parce que la purete d'un sang ou depuis plusieurs
generations on ne rencontrait que ce qu'il y a de plus grand dans
l'histoire de France avait ote a sa maniere d'etre tout ce que les gens
du peuple appellent "des manieres" et lui avait donne
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