cces, mais beaucoup en cas de revers; il etait,
plus que tout autre, convaincu qu'un rien decide parfois des plus
grands evenements; aussi etait-il plus occupe de prevoir ces
evenements que de les provoquer; il les regardait naitre, il les
voyait murir; puis, le moment venu, il apparaissait, mettait la
main sur eux, et les domptait et les dirigeait comme un habile
ecuyer dompte et dirige un cheval fougueux.
Sa grandeur rapide au milieu des revolutions, les changements
politiques qu'il avait prepares ou vus s'accomplir, les evenements
qu'il avait domines lui avaient donne un certain mepris des
hommes, que, d'ailleurs, par sa nature, il n'etait point porte a
estimer: aussi avait-il souvent a la bouche cette maxime d'autant
plus desolante qu'il en avait reconnu la verite:
"_Il y a deux leviers pour remuer les hommes, la crainte et
l'interet._"
Avec de pareils sentiments, Bonaparte ne devait pas croire et ne
croyait point a l'amitie.
"Combien de fois, dit Bourrienne, ne m'a-t-il pas repete:
_L'amitie n'est qu'un mot; je n'aime personne, pas meme mes
freres... Joseph un peu, peut-etre; et encore, si je l'aime, c'est
par habitude et parce qu'il est mon aine... Duroc, oui, lui, je
l'aime; mais pourquoi? parce que son caractere me plait, parce
qu'il est froid, sec et severe; puis Duroc ne pleure jamais!...
D'ailleurs, pourquoi aimerais-je? Croyez-vous que j'aie de vrais
amis, moi? Tant que je serai ce que je suis, je m'en ferai, en
apparence du moins; mais que je cesse d'etre heureux, et, vous
verrez! Les arbres n'ont pas de feuilles pendant l'hiver... Voyez-
vous, Bourrienne, il faut laisser pleurnicher les femmes. C'est
leur affaire; mais, moi, pas de sensibilite. Il faut avoir la main
vigoureuse et le coeur ferme; autrement il ne faut se meler ni de
guerre ni de gouvernement._"
Dans ses relations familieres, Bonaparte etait ce que l'on appelle
au college un taquin; mais ses taquineries etaient exemptes de
mechancete et presque jamais desobligeantes; sa mauvaise humeur,
facile d'ailleurs a exciter, passait comme un nuage chasse par le
vent, s'exhalait en paroles, se dissipait dans ses propres eclats.
Pourtant, lorsqu'il s'agissait des affaires publiques, de quelque
faute d'un de ses lieutenants ou de ses ministres, il se laissait
aller a de graves emportements; ses boutades alors etaient vives
et dures toujours, humiliantes parfois; il donnait un coup de
massue sous lequel il fallait, bon gre mal gre, courber la
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