LES SAUVAGES
Quatre jours plus tard, Victor Roozeman avait pris place derriere le
comptoir du fruitier. Sa blessure se guerissait rapidement et elle ne le
genait deja plus pour faire sa besogne. Creps cirait des souliers,
rincait des bouteilles et nettoyait des lampes; Donat lavait la
vaisselle et aidait le cuisinier du restaurant dans la grande tente.
Les trois amis se reunissaient habituellement le soir tres-tard dans un
cafe, et y causaient une ou deux heures de leur position. Jean Creps,
tout en riant beaucoup du poste que Kwik lui avait procure, paraissait
le moins satisfait et avouait qu'il n'etait pas rare que le rouge de la
honte lui montat au front, lorsqu'un autre domestique lui jetait un tas
de bottes crottees et lui ordonnait durement de se hater. Mais ce qui le
consolait, c'est qu'il avait pour compagnon cireur de bottes et rinceur
de bouteilles, un Francais qui avait roule en carrosse a Paris et qui
etait vraiment un homme tres-instruit, bien eleve et tres-honnete.
Sous d'autres rapports, les amis ne se trouvaient pas mal; ils gagnaient
assez d'argent pour ne se laisser manquer de rien, et meme pour epargner
tous les jours quelques dollars. Kwik, qui vivait dans une cuisine bien
pourvue et qui ne regardait pas de tres-pres si les morceaux avaient ou
non figure sur une autre assiette, engraissa visiblement apres la
premiere semaine, et bientot sa figure temoigna par son eclat
extraordinaire qu'il ne laissait pas se perdre beaucoup des pretendus
restes.
Le Bruxellois venait passer presque chaque soiree avec Jean Creps et ses
amis; ceux-ci payaient son ecot et ecoutaient, avec une curiosite avide,
ce qu'il racontait de son sejour dans les placers ou mines d'or. Ce
recit renfermait bien des scenes d'affreuse mechancete, de violence et
de meurtre, et assurement le langage du conteur n'etait pas de nature a
en adoucir l'impression; mais peu a peu les Anversois s'habituaient plus
ou moins aux choses de Californie, et croyaient, d'ailleurs, que leur
nouveau camarade exagerait ses aventures afin de pouvoir se vanter de
son courage et de son habilete. Il leur parla tres-complaisamment des
bandits et des _salteadores_ ou voleurs de grand chemins, qui attaquent
et assassinent les voyageurs; des _vaqueros_, qui prennent avec le
_lasso_ aussi bien un homme qu'un cheval sauvage et rendent toute
defense impossible; du terrible _grizzly_ (ours gris), qui etouffe un
homme dans une etreinte de ses bras velus; et su
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