eintre.
Je n'aurais plus souhaite comme autrefois de pouvoir immobiliser les
attitudes de la Berma, le bel effet de couleur qu'elle donnait un
instant seulement dans un eclairage aussitot evanoui et qui ne se
reproduisait pas, ni lui faire redire cent fois un vers. Je comprenais
que mon desir d'autrefois etait plus exigeant que la volonte du poete,
de la tragedienne, du grand artiste decorateur qu'etait son metteur en
scene, et que ce charme repandu au vol sur un vers, ces gestes instables
perpetuellement transformes, ces tableaux successifs, c'etait le
resultat fugitif, le but momentane, le mobile chef-d'oeuvre que l'art
theatral se proposait et que detruirait en voulant le fixer l'attention
d'un auditeur trop epris. Meme je ne tenais pas a venir un autre jour
reentendre la Berma; j'etais satisfait d'elle; c'est quand j'admirais
trop pour ne pas etre decu par l'objet de mon admiration, que cet objet
fut Gilberte ou la Berma, que je demandais d'avance a l'impression du
lendemain le plaisir que m'avait refuse l'impression de la veille. Sans
chercher a approfondir la joie que je venais d'eprouver et dont j'aurais
peut-etre pu faire un plus fecond usage, je me disais comme autrefois
certain de mes camarades de college: "C'est vraiment la Berma que je
mets en premier", tout en sentant confusement que le genie de la Berma
n'etait peut-etre pas traduit tres exactement par cette affirmation de
ma preference et par cette place de "premiere" decernee, quelque calme
d'ailleurs qu'elles m'apportassent.
Au moment ou cette seconde piece commenca, je regardai du cote de la
baignoire de Mme de Guermantes. Cette princesse venait, par un mouvement
generateur d'une ligne delicieuse que mon esprit poursuivait dans le
vide, de tourner la tete vers le fond de la baignoire; les invites
etaient debout, tournes aussi vers le fond, et entre la double haie
qu'ils faisaient, dans son assurance et sa grandeur de deesse, mais avec
une douceur inconnue que d'arriver si tard et de faire lever tout le
monde au milieu de la representation melait aux mousselines blanches
dans lesquelles elle etait enveloppee un air habilement naif, timide et
confus qui temperait son sourire victorieux, la duchesse de Guermantes,
qui venait d'entrer, alla vers sa cousine, fit une profonde reverence a
un jeune homme blond qui etait assis au premier rang et, se retournant
vers les monstres marins et sacres flottant au fond de l'antre, fit a
ces demi-dieux du Jockey-Club
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