fut elle qui la premiere me donna l'idee qu'une personne
n'est pas, comme j'avais cru, claire et immobile devant nous avec ses
qualites, ses defauts, ses projets, ses intentions a notre egard (comme
un jardin qu'on regarde, avec toutes ses plates-bandes, a travers une
grille) mais est une ombre ou nous ne pouvons jamais penetrer, pour
laquelle il n'existe pas de connaissance directe, au sujet de quoi nous
nous faisons des croyances nombreuses a l'aide de paroles et meme
d'actions, lesquelles les unes et les autres ne nous donnent que des
renseignements insuffisants et d'ailleurs contradictoires, une ombre ou
nous pouvons tour a tour imaginer, avec autant de vraisemblance, que
brillent la haine et l'amour.
J'aimais vraiment Mme de Guermantes. Le plus grand bonheur que j'eusse
pu demander a Dieu eut ete de faire fondre sur elle toutes les
calamites, et que ruinee, deconsideree, depouillee de tous les
privileges qui me separaient d'elle, n'ayant plus de maison ou habiter
ni de gens qui consentissent a la saluer, elle vint me demander asile.
Je l'imaginais le faisant. Et meme les soirs ou quelque changement dans
l'atmosphere ou dans ma propre sante amenait dans ma conscience quelque
rouleau oublie sur lequel etaient inscrites des impressions d'autrefois,
au lieu de profiter des forces de renouvellement qui venaient de naitre
en moi, au lieu de les employer a dechiffrer en moi-meme des pensees qui
d'habitude m'echappaient, au lieu de me mettre enfin au travail, je
preferais parler tout haut, penser d'une maniere mouvementee,
exterieure, qui n'etait qu'un discours et une gesticulation inutiles,
tout un roman purement d'aventures, sterile et sans verite, ou la
duchesse, tombee dans la misere, venait m'implorer, moi qui etais devenu
par suite de circonstances inverses riche et puissant. Et quand j'avais
passe des heures ainsi a imaginer des circonstances, a prononcer les
phrases que je dirais a la duchesse en l'accueillant sous mon toit, la
situation restait la meme; j'avais, helas, dans la realite, choisi
precisement pour l'aimer la femme qui reunissait peut-etre le plus
d'avantages differents et aux yeux de qui, a cause de cela, je ne
pouvais esperer avoir aucun prestige; car elle etait aussi riche que le
plus riche qui n'eut pas ete noble; sans compter ce charme personnel qui
la mettait a la mode, en faisait entre toutes une sorte de reine.
Je sentais que je lui deplaisais en allant chaque matin au-devant
d'elle; mais si
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