triste!
La supporter sans maudire la destinee humaine et sans meconnaitre la
Providence, c'est bien tout ce qu'on peut faire. Je defie qu'on se sente
artiste, ou, si on l'est encore en face de la nature, je ne crois pas
qu'on puisse etre inspire par les evenements qui s'accomplissent sous
nos yeux.
La douleur rend muet, l'indignation serait la seule corde vivante du
coeur; mais la presse est baillonnee, et je n'ai pas l'art de ne dire
que la moitie de mon sentiment. Mon silence m'a bien ete reproche depuis
un an; mais il ne depend pas de moi de le rompre. Je ne suis pas dans
l'action, je suis sans illusion, sans personnalite qui m'enivre comme la
plupart des hommes, sans responsabilite comme il vous est arrive d'en
avoir une terrible et sacree a accepter.
Je n'ai jamais compris les poetes faisant des vers sur la tombe de leur
mere et de leurs enfants. Je ne saurais faire de l'eloquence sur la
tombe de la patrie. Le chagrin me serre le coeur quand je touche a une
plume. La serenite, la gaiete sont faciles en famille. Mais la douleur,
comme la joie, rentre en moi-meme quand je songe au public.
Ce public froid et lache qui a laisse egorger la liberte et souiller la
ville eternelle redevenue sainte, ce public egoiste, aveugle, ingrat,
qui ne s'emeut pas aux exploits de la Hongrie et qui ne s'alarme pas
meme des efforts de la Russie et de l'Autriche, se reveillerait-il
devant un livre, un journal, un ecrit quelconque? Ce serait un devoir
pourtant de poursuivre l'oeuvre par tous les moyens. Il y en a d'autres
peut-etre que celui-la, et je ne les neglige pas, je vous les dirai plus
tard. Quant a ecrire, discuter, precher, je crois que la mission des
gens de lettres de ce temps-ci est finie ou ajournee en France, et que
les plus sinceres sont les plus taciturnes. C'est qu'on ne peut pas
vivre et sentir isolement. On n'est pas un instrument qui joue tout
seul. Ne fut-on qu'un orgue de Barbarie, il faut une main pour vous
faire tourner. Cette main, cette impulsion exterieure, le vent qui fait
vibrer les harpes ecossaises c'est le sentiment collectif, c'est la vie
de l'humanite qui se communique a l'instrument, a l'artiste.
Croyez-moi, ceux qui sont toujours _en voix_ et qui chantent d'eux-memes
sont des egoistes qui ne vivent que de leur propre vie. Triste vie que
celle qui n'est pas une emanation de la vie collective. C'est ainsi que
bavarde, radote et divague ce pauvre Lamartine, toujours abondant en
phrases, toujours
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