t qu'il puisse, avec mes pieces, dicter pour lui des
conditions honorables et avantageuses. Cela me laisse sans profit pour
le moment. Mais peut-on, dans cette societe-ci, respecter la delicatesse
des sentiments et _faire des affaires_! Non. Les honnetes gens sont
condamnes a etre gueux. Bien entendu que je cache ma gene a Bocage; car
il refuserait de la prolonger. Mais ma gene, c'est bel et bon; elle
m'empeche d'agir selon mes gouts; elle ne me prive pas de l'aisance
accoutumee, et la votre est plus grave. Elle peut vous priver du
necessaire. Un mot donc, si vous arrivez la le mois prochain, et je vous
expedie un autre petit billet, en attendant mieux.
Une autre cause de gene, c'est notre journal _le Travailleur,_ que l'on
a tue a force de proces et d'amendes. Le redacteur, un de nos meilleurs
amis, brave proletaire instruit, et du plus noble caractere, est en
prison pour huit mois, sa femme et ses cinq enfants sans ressources. Eh
bien, tout retombe sur nous, c'est-a-dire sur quatre ou cinq amis et
sur moi! Quand on fait un journal democratique chez nous, tout le monde
souscrit, tout le monde promet. A l'heure de payer, il n'y a plus
personne, et la cause ferait lachement banqueroute, le redacteur, martyr
de la cause, pourrirait en prison, si nous n'etions pas la. C'est avec
de continuelles defections de ce genre qu'on nous epuise. Ce qu'il y
a de plus triste la dedans, ce n'est pas qu'on nous ruine: cela n'est
rien; c'est que le peuple ne sache pas s'imposer le plus petit sacrifice
pour sauver et proteger l'organe de ses interets et de ses besoins. Ils
sont fiers et jaloux de leur journal; avec un sou par semaine, ils le
releveraient. Mais le sou du pauvre, les sous avec lesquels les pretres,
les moines et les missionnaires font des millions, on les donne au
fanatisme, on les donne a la debauche, on les refuse a la cause
republicaine. C'est bien decourageant, vous en conviendrez. Je crains
qu'il n'en arrive autant avec votre edition populaire, et que ceux-la
qui devraient la devorer, ceux-la pour qui vous avez travaille et
souffert, ne vous abandonnent avec ingratitude. Le temps est mauvais,
affreux. L'humanite subit une crise deplorable. Les pouvoirs sont laches
et corrompus, le peuple est abattu, aveugle, et laisse tout faire. On
dit que nous sortirons, de la en 1852; que le travail qui s'accomplit
mysterieusement eclatera pour sauver la Republique. J'avoue que je
le desire plus que je ne l'espere, et que je me sens
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