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penser serieusement au prix materiel du travail de l'art. Comme, au
reste, ce travail dont je vous ai parle me plait[1] et etait depuis
longtemps un besoin moral pour moi, j'aurais mauvaise grace a me
plaindre, tandis que des millions d'hommes accomplissent des travaux
rebutants et antipathiques pour une retribution insuffisante a leurs
premiers besoins. Je regarde meme ce que je fais, au point de vue de
l'argent, comme un devoir que je continue a remplir pour soulager des
gens plus pauvres que moi, puisque, jusqu'a ce jour, je leur ai tout
donne, sans penser a ma propre famille; et, pour cela, je suis blamee
par les esprits positifs. Je vais donc reparer mes fautes, qui n'etaient
pourtant pas grandes, a mon sens, puisque j'avais reussi a donner cent
cinquante mille francs a ma fille. Et il me semblait qu'avec cela on
pouvait vivre.
Tout cela n'est rien, mon ami; c'est pour vous dire seulement que je ne
bougerai pas de ma campagne que je n'aie accompli ma tache et satisfait
a toutes les exigences justes ou injustes. Je me porte bien maintenant,
et, si je suis triste, du moins, je suis calme. J'ai appris a etre gaie
a la surface; ce qui, en France, a l'heure qu'il est, est comme une
question de savoir-vivre. Quelle etrange epoque que celle ou tout
est sur le point de se dissoudre de fond en comble, et ou c'est etre
blessant et cruel de s'en apercevoir!
Parlez-moi de temps en temps, mon ami. Votre voix me soutiendra, et la
vibration en est restee dans mon coeur bien pure et bien consolante.
Vous, vous n'avez pas besoin qu'on vous recommande le courage et la
patience, vous en avez pour nous tous. Vous avez besoin d'etre aime,
parce que c'est un besoin des ames completes, et comme un instinct de
justice religieuse qui leur fait demander aux autres l'echange de ce
qu'elles donnent. Comptez que, pour ma part, je suis portee autant par
la sympathie que par le devoir a vous aimer comme un frere.
A vous,
G. S.
[1] Il s'agissait de ses _Memoires_.
CCCXXII
A MAURICE SAND, A PARIS.
Nohant, 24 decembre 1850.
Cher mignon, je t'ecris encore par _Mancel le Vieil_; car je ne sais pas
si tu demeures au n deg. 1, 3, 5 ou 7. C'est curieux, ni Lambert ni moi ne
nous en souvenons. J'ai, sur mon carnet, 5 ou 7, et dans mon souvenir a
moi, 1 ou 3. Je ne veux pas que le facteur aille crier ton nom chez
tous les portiers de la place et de la rue Furstemberg. Envoie-moi ton
num
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