a quelques annees qu'en reflechissant sur un sujet que la reflexion
n'epuisera pas, sur ce que devient la nature morale de l'homme dans les
temps ou l'intelligence prevaut sur tout le reste, je fus conduit a
me demander s'il n'y aurait pas moyen de concevoir un ouvrage ou la
puissance de l'esprit, devenue superieure a celle du caractere, serait
mise en presence des plus fortes realites du monde social, des epreuves
de la destinee, des passions meme de l'ame. La lutte de l'esprit tout
seul avec la vie tout entiere me paraissait interessante a decrire
encore une fois, et je cherchais dans quel temps, sur quelle scene,
par quels personnages, il serait bon de la representer. Pour que cette
peinture fut frappante et vive, en effet, il ne me semblait pas qu'elle
dut avoir pour cadre un sujet imaginaire. Un heros ideal qui a une
epoque indeterminee se mesure avec des etres d'invention, ne saurait
offrir un exemple qui saisisse et qui emeuve; si vraisemblable qu'on
s'attache a le faire, il parait toujours hors du vrai, et la situation
ou on le place est prise pour une combinaison de fantaisie. La pensee
morale que j'aspirais a mettre en action, ne pouvait prendre tout son
relief et produire tout son effet que sur un fond de realite.
Je revais a tout cela, lorsqu'il m'arriva un de ces hasards qui ne
manquent guere aux auteurs preoccupes d'une idee. Un jour, mes yeux
s'arreterent sur l'affiche d'un theatre ou se lisait le nom que j'ecris
aujourd'hui au titre de cet ouvrage. Seulement ce nom etait suivi
d'un autre que la philosophie seule a le triste courage d'en separer.
Soudain, la pensee qui flottait dans mon esprit se fixa, pour ainsi
dire; elle s'unit au nom d'Abelard, et prit des lors une forme
distincte: le sujet necessaire me parut trouve. Et prenant dans
l'histoire les faits et les situations, dans les moeurs et dans les
hommes du XIIe siecle, les traits et les couleurs, je composai avec une
sorte d'entrainement un ouvrage en forme de roman dramatique, qui, lui
aussi, s'appelle Abelard.
Quelques personnes pourront se souvenir d'en avoir entendu parler.
J'avais ecrit sous l'empire d'une sorte de passion pour mon sujet, pour
mon idee, mais avec le sentiment d'une independance absolue. La science,
la foi et l'amour, l'ecole, le gouvernement et l'Eglise, j'avais essaye
de tout peindre, sans rien ecarter, sans rien adoucir, sans rien
menager, ne supposant pas meme un moment qu'un si etrange tableau
put jamais passer sous l
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