ge, et il est plus noble de se divertir chez Musard avec
la canaille qu'au boulevard Neuf avec d'honnetes gens. Gerard n'etait
pas d'une partie qu'il ne voulut y emmener Frederic. Celui-ci resistait
le plus possible, et finissait par se laisser conduire. Il fit donc
connaissance avec un monde qui lui etait inconnu; il vit de pres des
actrices, des danseuses, et l'approche de ces divinites est d'un effet
immense sur un provincial; il se lia avec des joueurs, des etourdis, des
gens qui parlaient en souriant de deux cents louis qu'ils avaient perdus
la veille; il lui arriva de passer la nuit avec eux, et il les vit, le
jour venu, apres douze heures employees a boire et a remuer des cartes, se
demander, en faisant leur toilette, quels seraient les plaisirs de la
journee. Il fut invite a des soupers ou chacun avait a ses cotes une femme
a soi appartenant, a laquelle on ne disait mot, et qu'on emmenait en
sortant comme on prend sa canne et son chapeau. Bref, il assista a tous
les travers, a tous les plaisirs de cette vie legere, insouciante, a
l'abri de la tristesse, que menent seuls quelques elus qui ne semblent
appartenir que par la jouissance au reste de la race humaine.
Il commenca par s'en trouver bien, en ce qu'il y perdit toute humeur
chagrine et tout souvenir importun. Et, en effet, il n'y a pas moyen, dans
une sphere pareille, d'etre seulement preoccupe; il faut se divertir ou
s'en aller. Mais Frederic se fit tort en meme temps, en ce qu'il perdit la
reflexion et ses habitudes d'ordre, la supreme sauvegarde. Il n'avait pas
de quoi jouer longtemps, et il joua; son malheur voulut qu'il commencat
par gagner, et sur son gain il eut de quoi perdre. Il etait habille par
un vieux tailleur de Besancon, qui, depuis nombre d'annees, servait sa
famille; il lui ecrivit qu'il ne voulait plus de ses habits, et il prit
un tailleur a la mode. Il n'eut bientot plus le temps d'aller au Palais:
comment l'aurait-il eu avec des jeunes gens qui, dans leur desoeuvrement
affaire, n'ont pas le loisir de lire un journal. Il faisait donc son stage
sur le boulevard; il dinait au cafe, allait au bois, avait de beaux habits
et de l'or dans ses poches; il ne lui manquait qu'un cheval et une
maitresse pour etre un _dandy_ accompli.
Ce n'est pas peu dire, il est vrai; au temps passe, un homme n'etait
homme, et ne vivait reellement, qu'a la condition de posseder trois
choses, un cheval, une femme et une epee. Notre siecle prosaique et
pusillanime
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