La lune se
couchait derriere la Giudecca, et l'aurore dorait le palais ducal. De
temps en temps une fumee epaisse, une lueur brillante, s'echappaient d'un
palais voisin. Des poutres, des pierres, d'enormes blocs de marbre, mille
debris encombraient le canal des Prisons. Un incendie recent venait de
detruire, au milieu des eaux, la demeure d'un patricien. Des gerbes
d'etincelles s'elevaient par instants, et, a cette clarte sinistre, on
apercevait un soldat sous les armes veillant au milieu des ruines.
Cependant notre jeune homme ne semblait frappe ni de ce spectacle de
destruction, ni de la beaute du ciel qui se teignait des plus fraiches
nuances. Il regarda quelque temps l'horizon, comme pour distraire ses
yeux eblouis; mais la clarte du jour parut produire sur lui un effet
desagreable, car il s'enveloppa dans son manteau et poursuivit sa route
en courant. Il s'arreta bientot de nouveau a la porte d'un palais ou il
frappa. Un valet, tenant un flambeau a la main, lui ouvrit aussitot. Au
moment d'entrer, il se retourna, et jetant sur le ciel encore un regard:
--Par Bacchus! s'ecria-t-il, mon carnaval me coute cher!
Ce jeune homme se nommait Pomponio Filippo Vecellio. C'etait le second
fils du Titien, enfant plein d'esprit et d'imagination, qui avait fait
concevoir a son pere les plus heureuses esperances, mais que sa passion
pour le jeu entrainait dans un desordre continuel. Il y avait quatre ans
seulement que le grand peintre et son fils aine, Orazio, etaient morts
presque en meme temps, et le jeune Pippo, depuis quatre ans, avait deja
dissipe la meilleure part de l'immense fortune que lui avait donnee ce
double heritage. Au lieu de cultiver les talents qu'il tenait de la
nature, et de soutenir la gloire de son nom, il passait ses journees a
dormir et ses nuits a jouer chez une certaine comtesse Orsini, ou du
moins soi-disant comtesse, qui faisait profession de ruiner la jeunesse
venitienne. Chez elle s'assemblait chaque soir une nombreuse compagnie,
composee de nobles et de courtisanes; la, on soupait et on jouait,
et comme on ne payait pas son souper, il va sans dire que les des se
chargeaient d'indemniser la maitresse du logis. Tandis que les sequins
flottaient par monceaux, le vin de Chypre coulait, les oeillades allaient
grand train, et les victimes, doublement etourdies, y laissaient leur
argent et leur raison.
C'est de ce lieu dangereux que nous venons de voir sortir le heros de ce
conte, et il avait fait p
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