ait a un
grand tableau, et il etait au bout de l'echelle qui lui servait a peindre,
lorsque des hallebardiers, leur pique a la main, ouvrirent la porte et se
rangerent contre le mur. Un page entra et cria a haute voix: Cesar!
Quelques minutes apres, l'empereur parut, roide dans son pourpoint, et
souriant dans sa barbe rousse. Mon pere, surpris et charme de cette
visite inattendue, descendait aussi vite qu'il pouvait de son echelle;
il etait vieux; en s'appuyant a la rampe, il laissa tomber son pinceau.
Les assistants restaient immobiles, car la presence de l'empereur les
avait changes en statues. Mon pere etait confus de sa lenteur et de sa
maladresse, mais il craignait, en se hatant, de se blesser; Charles-Quint
fit quelques pas en avant, se courba lentement et ramassa le pinceau.
--Le Titien, dit-il d'une voix claire et imperieuse, le Titien merite
bien d'etre servi par Cesar. Et avec une majeste vraiment sans egale,
il rendit le pinceau a mon pere, qui mit un genou en terre pour le
recevoir.
Apres ce recit, que Pippo n'avait pu faire sans emotion, Beatrice resta
silencieuse pendant quelque temps; elle baissait la tete et paraissait
tellement distraite, qu'il lui demanda a quoi elle pensait.
--Je pense a une chose, repondit-elle. Charles-Quint est mort maintenant,
et son fils est roi d'Espagne. Que dirait-on de Philippe II, si, au lieu
de porter l'epee de son pere, il la laissait se rouiller dans une armoire?
--Pippo sourit, et quoiqu'il eut compris la pensee de Beatrice, il lui
demanda ce qu'elle voulait dire par la.
--Je veux dire, repondit-elle, que toi aussi tu es l'heritier d'un roi,
car le Bordone, le Moretto, le Romanino, sont de bons peintres; le
Tintoret et le Giorgione etaient des artistes; mais le Titien etait un
roi; et maintenant qui porte son sceptre?
--Mon frere Orazio, repondit Pippo, eut ete un grand peintre s'il eut
vecu.
--Sans doute, repliqua Beatrice, et voila ce qu'on dira des fils du
Titien: l'un aurait ete grand s'il avait vecu, et l'autre s'il avait
voulu.
--Crois-tu cela? dit en riant Pippo; eh bien! On ajoutera donc: Mais il
aima mieux aller en gondole avec Beatrice Donato.
Comme c'etait une autre reponse que Beatrice avait esperee, elle fut un
peu deconcertee. Elle ne perdit pourtant point courage, mais elle prit un
ton plus serieux.
--Ecoute-moi, dit-elle, et ne raille pas. Le seul tableau que tu aies fait
a ete admire. Il n'y a personne qui n'en regrette la perte; ma
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