dant
quatre-vingt-dix-neuf ans qu'il vecut, il s'occupa constamment de son art.
A ses debuts, il avait commence par peindre avec une timidite minutieuse
et une secheresse qui faisaient ressembler ses ouvrages aux tableaux
gothiques d'Albert Duerer. Ce ne fut qu'apres de longs travaux qu'il osa
obeir a son genie et laisser courir son pinceau; encore eut-il quelquefois
a s'en repentir, et il arriva a Michel-Ange de dire, en voyant une toile
du Titien, qu'il etait facheux qu'a Venise on negligeat les principes du
dessin.
Or, au moment ou se passait ce que je raconte, une facilite deplorable,
qui est toujours le premier signe de la decadence des arts, regnait a
Venise. Pippo, soutenu par le nom qu'il portait, avec un peu d'audace
et les etudes qu'il avait faites, pouvait aisement et promptement
s'illustrer; mais c'etait la precisement ce qu'il ne voulait pas. Il eut
regarde comme une chose honteuse de profiter de l'ignorance du vulgaire;
il se disait, avec raison, que le fils d'un architecte ne doit pas
demolir ce qu'a bati son pere, et que, si le fils du Titien se faisait
peintre, il etait de son devoir de s'opposer a la decadence de la
peinture.
Mais, pour entreprendre une pareille tache, il lui fallait sans aucun
doute y consacrer sa vie entiere. Reussirait-il? C'etait incertain. Un
seul homme a bien peu de force, quand tout un siecle lutte contre lui;
il est emporte par la multitude comme un nageur par un tourbillon.
Qu'arriverait-il donc? Pippo ne s'aveuglait pas sur son propre compte;
il prevoyait que le courage lui manquerait tot ou tard, et que ses anciens
plaisirs l'entraineraient de nouveau; il courait donc la chance de faire
un sacrifice inutile, soit que ce sacrifice fut entier, soit qu'il fut
incomplet; et quel fruit en recueillerait-il? Il etait jeune, riche, bien
portant, et il avait une belle maitresse; pour vivre heureux sans qu'on
eut, apres tout, de reproches a lui faire, il n'avait qu'a laisser le
soleil se lever et se coucher. Fallait-il renoncer a tant de biens pour
une gloire douteuse qui, probablement, lui echapperait?
C'etait apres y avoir murement reflechi que Pippo avait pris le parti
d'affecter une indifference qui, peu a peu, lui etait devenue naturelle.
--Si j'etudie encore vingt ans, disait-il, et si j'essaye d'imiter
mon pere, je chanterai devant des sourds; si la force me manque, je
deshonorerai mon nom. Et, avec sa gaiete habituelle, il concluait en
s'ecriant: Au diable la peinture! l
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