, ils
traverserent sur la pointe du pied la galerie inferieure ou dormait le
portier. Arrivee dans l'appartement du jeune homme, la dame s'assit sur un
sofa et resta d'abord quelque temps pensive. Elle ota son masque. Pippo
reconnut alors que la signora Dorothee ne l'avait pas trompe, et qu'il
avait en effet devant lui une des plus belles femmes de Venise, et
l'heritiere de deux nobles familles, Beatrice Loredano, veuve du
procurateur Donato.
V
Il est impossible de rendre par des paroles la beaute des premiers regards
que Beatrice jeta autour d'elle lorsqu'elle eut decouvert son visage.
Bien qu'elle fut veuve depuis dix-huit mois, elle n'avait encore que
vingt-quatre ans, et quoique la demarche qu'elle venait de faire ait pu
paraitre hardie au lecteur, c'etait la premiere fois de sa vie qu'elle en
faisait une semblable; car il est certain que jusque-la elle n'avait eu
d'amour que pour son mari. Aussi cette demarche l'avait-elle troublee a
tel point que, pour n'y pas renoncer en route, il lui avait fallu reunir
toutes ses forces, et ses yeux etaient a la fois pleins d'amour, de
confusion et de courage.
Pippo la regardait avec tant d'admiration, qu'il ne pouvait parler.
En quelque circonstance qu'on se trouve, il est impossible de voir une
Femme parfaitement belle sans etonnement et sans respect. Pippo avait
Souvent rencontre Beatrice a la promenade et a des reunions particulieres.
Il avait fait et entendu faire cent fois l'eloge de sa beaute.
Elle etait fille de Pierre Loredan, membre du conseil des Dix, et
arriere-petite-fille du fameux Loredan qui prit une part si active au
proces de Jacques Foscari. L'orgueil de cette famille n'etait que trop
connu a Venise, et Beatrice passait aux yeux de tous pour avoir herite de
la fierte de ses ancetres. On l'avait mariee tres jeune au procurateur
Marco Donato, et la mort de celui-ci venait de la laisser libre et en
possession d'une grande fortune. Les premiers seigneurs de la republique
aspiraient a sa main; mais elle ne repondait aux efforts qu'ils faisaient
pour lui plaire que par la plus dedaigneuse indifference. En un mot, son
caractere altier et presque sauvage etait, pour ainsi dire, passe en
proverbe. Pippo etait donc doublement surpris; car si, d'une part, il
n'eut jamais ose supposer que sa mysterieuse conquete fut Beatrice Donato,
d'un autre cote, il lui semblait, en la regardant, qu'il la voyait pour la
premiere fois, tant elle etait differente d'elle-mem
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