'existe: c'est comme une gageure. Enfant,
on me battait, et quand je pleurais, on m'envoyait dehors.--Va voir s'il
pleut, disait mon pere. Quand j'avais douze ans, on me faisait raboter
des planches; et quand je suis devenue femme, m'a-t-on assez persecutee!
Ma vie s'est passee a tacher de vivre, et finalement a voir qu'il faut
mourir.
Que Dieu te benisse, toi qui m'as donne mes seuls, seuls jours heureux!
J'ai respire la une bonne bouffee d'air; que Dieu te la rende! Puisses-tu
etre heureux, libre, o ami! Puisses-tu etre aime comme t'aime ta mourante,
ta pauvre Bernerette!
Ne t'afflige pas; tout va etre fini. Te souviens-tu d'une tragedie
allemande que tu me lisais un soir chez nous? Le heros de la piece
demande: "Qu'est-ce que nous crierons en mourant?--_Liberte_!" repond le
petit Georges. Tu as pleure en lisant ce mot-la. Pleure donc! c'est le
dernier cri de ton amie.
Les pauvres meurent sans testament; je t'envoie pourtant une boucle de mes
cheveux. Un jour que le coiffeur me les avait brules avec son fer, je me
rappelle que tu voulais le battre. Puisque tu ne voulais pas qu'on me
brulat mes cheveux, tu ne jetteras pas au feu cette boucle.
Adieu, adieu encore; pour jamais.
Ta fidele amie,
BERNERETTE."
On m'a dit qu'apres avoir lu cette lettre, Frederic avait fait sur
lui-meme une funeste tentative. Je n'en parlerai pas ici: les indifferents
trouvent trop souvent du ridicule a des actes semblables lorsqu'on y
survit. Les jugements du monde sont tristes sur ce point; on rit de celui
qui essaye de mourir, et celui qui meurt est oublie.
FIN DE FREDERIC ET BERNERETTE.
La notice sur la vie de l'auteur fera connaitre ce qu'il y a
de reel dans l'histoire de Bernerette.
* * * * *
IV. LE FILS DU TITIEN
1838
[Illustration: Elle parut alors devant lui dans un costume a peu pres
pareil a celui dont Paris Bordone a revetu sa Venus couronnee...
CHARPENTIER. EDITEUR]
I
Au mois de fevrier de l'annee 1580, un jeune homme traversait, au point
Du jour, la Piazzetta, a Venise. Ses habits etaient en desordre; sa toque,
sur laquelle flottait une belle plume ecarlate, etait enfoncee sur ses
oreilles. Il marchait a grands pas vers la rive des Esclavons, et son
epee et son manteau trainaient derriere lui, tandis que d'un pied assez
dedaigneux il enjambait par-dessus les pecheurs couches a terre. Arrive
au pont de la Paille, il s'arreta et regarda autour de lui.
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