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M. Ampere l'eprouva: en moins de deux ou trois annees, il se trouva
lance bien loin de l'ordre d'idees ou il croyait s'etre refugie pour
toujours. L'ideologie alors etait au plus haut point de faveur et
d'eclat dans le monde savant: la persecution meme l'avait rehaussee.
La societe d'Auteuil florissait encore. L'Institut ou, apres lui,
les Academies etrangeres proposaient de graves sujets d'analyse
intellectuelle aux eleves, aux emules, s'il s'en trouvait, des Cabanis
et des Tracy. M. Ampere put aisement etre presente aux principaux de ce
monde philosophique par son compatriote et ami, M. Degerando. Mais celui
qui eut des lors le plus de rapports avec lui et le plus d'action sur
sa pensee, fut M. Maine de Biran, lequel, deja connu par son Memoire de
_l'Habitude_, travaillait a se detacher arec originalite du point de vue
de ses premiers maitres.
_Se savoir soi-meme_, pour une ame avide de savoir, c'est le plus
attrayant des abimes: M. Ampere n'y resista pas. Des floreal an XIII
(1805), un ami bien fidele, M. Ballanche, lui adressait de Lyon ces
avertissements, ou se peignent les craintes de l'amitie redoublees par
une imagination tendre:
"... Ce que vous me dites au sujet de vos succes en metaphysique me
desole. Je vois avec peine qu'a trente ans vous entriez dans une
nouvelle carriere. On ne va pas loin quand on change tous les jours
de route. Songez bien qu'il n'y a que de tres-grands succes qui
puissent justifier votre abandon des mathematiques, ou ceux que vous
avez deja eus presagent ceux que vous devez attendre. Mais je sais
que vous ne pouvez mettre de frein a votre cerveau.
"Cette ideologie ne fera-t-elle point quelque tort a vos sentiments
religieux? Prenez bien garde, mon cher et tres-cher ami, vous etes
sur la pointe d'un precipice: pour peu que la tete vous tourne, je
ne sais pas ce qui va arriver. Je ne puis m'empecher d'etre inquiet.
Votre imagination est une bien cruelle puissance qui vous subjugue
et vous tyrannise. Quelle difference il y a entre nous et Noel!
J'ai retrouve ici les jeunes gens qui appartiennent comme moi a la
societe que vous savez. Combien ils sont heureux! Combien je
desirerais leur ressembler!..."
Mais une autre lettre un peu posterieure (mars 1806) acheve de nous
reveler l'interieur de ces nobles ames troublees et de les eclairer du
dedans par un rayon trop direct, trop prolonge et trop admirable de
nuance,
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