pour que nous le derobions. Nulle part l'auteur d'_Orphee_ n'a
ete plus elegiaque et plus harmonieux, en meme temps que la realite s'y
ajoute et que la souffrance y est presente:
"J'ai recu, mon cher ami, votre enorme lettre; elle m'a horriblement
fatigue. Le pis de cela, c'est que je n'ai absolument rien a vous
dire, aucun conseil a vous donner. Nous sommes deux miserables
creatures a qui les inconsequences ne coutent rien. Un brasier est
dans votre coeur, le neant s'est loge dans le mien. Vous tenez
beaucoup trop a la vie, et j'y tiens trop peu. Vous etes trop
passionne, et j'ai trop d'indifference. Mon pauvre ami, nous sommes
tous les deux bien a plaindre. Vous avez ete ces jours-ci l'objet de
toutes mes pensees, et voila ce que je crois a votre sujet. Il faut
que vous quittiez Paris, que vous renonciez aux projets que vous
aviez formes en y allant, parce que vous ne pourrez jamais trouver,
je ne dis pas le bonheur, mais au moins le repos, dans cette
solitude de tout ce qui tient a vos affections. L'air natal vous
vaudra encore mieux, il sera peut-etre un baume pour votre mal.
Camille Jordan part pour Paris. Il a le projet de former a Lyon un
Salon des Arts, qui serait organise a peu pres comme les Athenees de
Paris. Il y aurait differents cours. Camille m'a consulte sur les
professeurs dont on pourrait faire choix. Je lui ai parle de vous,
je lui ai dit que vous aviez le plan d'une espece de cours qui
serait bien fait pour reussir: ce serait d'embrasser toutes les
sciences et d'en enseigner ce qui serait suffisant pour ne pas y
etre etranger, d'en saisir les faits generaux, d'en faire apercevoir
les points de contact, et de donner ce qu'on pourrait appeler la
philosophie ou la generation de toutes les connaissances humaines
(_toujours l'universalite, on le voit_). Je m'explique sans doute
mal, mais vous savez ce que je veux dire... Il est sur qu'outre ce
cours du Salon des Arts, vous pourriez avoir, comme autrefois, des
cours particuliers, ou travailler a quelque ouvrage. Vous seriez ici
avec vos amis, vous eviteriez les abimes de la solitude, vous vous
retrouveriez peut-etre. Si une fois vous pouviez compter sur une
existence agreable et honorable, vous pourriez vous associer une
femme de votre choix, et qui parviendrait peut-etre a combler
le vide qu'a laisse dans votre coeur la pert
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