le tourbillon vertigineux
de la vie courante, ou ils n'ont plus qu'un usage entierement pratique,
les noms ont perdu toute couleur comme une toupie prismatique qui tourne
trop vite et qui semble grise, en revanche quand, dans la reverie, nous
reflechissons, nous cherchons, pour revenir sur le passe, a ralentir, a
suspendre le mouvement perpetuel ou nous sommes entraines, peu a peu
nous revoyons apparaitre, juxtaposees, mais entierement distinctes les
unes des autres, les teintes qu'au cours de notre existence nous
presenta successivement un meme nom.
Sans doute quelque forme se decoupait a mes yeux en ce nom de
Guermantes, quand ma nourrice--qui sans doute ignorait, autant que
moi-meme aujourd'hui, en l'honneur de qui elle avait ete composee--me
bercait de cette vieille chanson: _Gloire a la Marquise de Guermantes_
ou quand, quelques annees plus tard, le vieux marechal de Guermantes
remplissant ma bonne d'orgueil, s'arretait aux Champs-Elysees en
disant: "Le bel enfant!" et sortait d'une bonbonniere de poche une
pastille de chocolat, cela je ne le sais pas. Ces annees de ma premiere
enfance ne sont plus en moi, elles me sont exterieures, je n'en peux
rien apprendre que, comme pour ce qui a eu lieu avant notre naissance,
par les recits des autres. Mais plus tard je trouve successivement dans
la duree en moi de ce meme nom sept ou huit figures differentes; les
premieres etaient les plus belles: peu a peu mon reve, force par la
realite d'abandonner une position intenable, se retranchait a nouveau un
peu en deca jusqu'a ce qu'il fut oblige de reculer encore. Et, en meme
temps que Mme de Guermantes, changeait sa demeure, issue elle aussi de
ce nom que fecondait d'annee en annee telle ou telle parole entendue qui
modifiait mes reveries, cette demeure les refletait dans ses pierres
memes devenues reflechissantes comme la surface d'un nuage ou d'un lac.
Un donjon sans epaisseur qui n'etait qu'une bande de lumiere orangee et
du haut duquel le seigneur et sa dame decidaient de la vie et de la mort
de leurs vassaux avait fait place--tout au bout de ce "cote de
Guermantes" ou, par tant de beaux apres-midi, je suivais avec mes
parents le cours de la Vivonne--a cette terre torrentueuse ou la
duchesse m'apprenait a pecher la truite et a connaitre le nom des fleurs
aux grappes violettes et rougeatres qui decoraient les murs bas des
enclos environnants; puis c'avait ete la terre hereditaire, le poetique
domaine ou cette race altiere de
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