je lui
en ai toujours su gre. Les savants sont des instruments tranchants dont
il est bon d'emousser un peu la lame. J'ignore si je ne serais pas
devenu sociable par gout avec le temps; mais Alida hata mon experience
de la vie et le developpement de ma bienveillance.
"Ce ne pouvait pourtant pas etre la mon unique soin et mon unique but,
pas plus que son avenir a elle ne pouvait etre d'avoir a ses ordres un
parfait _gentleman_ pour l'accompagner au bal, a la chasse, aux eaux, au
theatre ou au sermon. Il me semblait porter en moi un homme plus
serieux, plus digne d'etre aime, plus capable de lui donner, ainsi qu'a
son fils, une consideration mieux fondee. Je ne pretendais pas a la
renommee, mais j'avais aspire a etre un serviteur utile, apportant son
contingent de recherches patientes et courageuses a cet edifice des
sciences, qui est pour lui l'autel de la verite. Je comptais bien
qu'Alida arriverait a comprendre mon devoir, et que, la premiere ivresse
de domination assouvie, elle rendrait a sa veritable vocation celui qui
avait prouve une tendresse sans bornes par une docilite sans reserve.
"Dans cet espoir, je me risquais de temps en temps a lui faire
pressentir le neant de notre pretendue vie d'artistes. Nous aimions et
nous goutions les arts; mais, n'etant artistes createurs ni l'un ni
l'autre, nous ne devions pas pretendre a cette suite eternelle de
jugements et de comparaisons qui fait du role de _dilettante_, quand il
est exclusif, une vie blasee, hargneuse ou sceptique. Les creations de
l'art sont stimulantes; c'est la leur magnifique bienfait. En elevant
l'ame, elles lui communiquent une sainte emulation, et je ne crois pas
beaucoup aux veritables ravissements des admirateurs systematiquement
improductifs. Je ne parlais pas encore de me soustraire au doux _far
niente_ ou ma femme se delectait, mais je tentais d'amener en elle-meme
une conclusion a son usage.
"Elle etait assez bien douee, et, d'ailleurs, assez frottee de musique,
de peinture et de poesie, depuis son enfance, pour avoir le desir et le
besoin de consacrer ses loisirs a quelque etude. Si elle etait idolatre
de melodies, de couleurs ou d'images, n'etait-elle pas assez jeune,
assez libre, assez encouragee par ma tendresse, pour vouloir sinon
creer, du moins pratiquer a son tour? Qu'elle eut un gout determine, ne
fut-ce qu'un seul, une occupation favorite, et je la voyais sauvee de
ses chimeres. Je comprenais le but de son besoin de vivre dans un
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