t je fusse capable. Je sentais, d'ailleurs, qu'il
fallait, pour me rehabiliter, une vie rude, cachee, austere; les
rivalites comme les hasards de la vie litteraire n'etaient plus des
emotions en rapport avec la pesanteur de mon chagrin. J'avais commis une
faute immense en jetant dans le desespoir et dans la mort une pauvre
creature faible et romanesque, que j'etais trop romanesque et trop
faible moi-meme pour savoir guerir. Je lui avais fait briser les liens
de la famille, qu'elle ne respectait pas assez, il est vrai, mais
auxquels, sans moi, elle ne se serait peut-etre jamais ouvertement
soustraite. Je l'avais aimee beaucoup, il est vrai, durant son martyre,
et je ne m'etais pas volontairement trouve au-dessous de la terrible
epreuve; mais je ne pouvais pas oublier que, le jour ou je l'avais
enlevee, j'avais obei a l'orgueil et a la vengeance plus qu'a l'amour.
Ce retour sur moi-meme consternait mon ame. Je n'etais plus orgueilleux,
helas! mais de quel prix j'avais paye ma guerison!
Avant de quitter le voisinage de Valvedre, j'ecrivis a Obernay. Je lui
ouvris les replis les plus caches de ma douleur et de mon repentir. Je
lui racontai tous les details de cette cruelle histoire. Je m'accusai
sans me menager. Je lui fis part de mes projets d'expiation. Je voulais
reconquerir, un jour, son amitie perdue.
Je mis trente heures a ecrire cette lettre; les larmes m'etouffaient a
chaque instant. Moserwald, me croyant parti, avait repris la route de
Geneve.
Quand j'eus reussi a completer et mon recit et ma pensee, je sortis pour
prendre l'air, et insensiblement, machinalement, mes pas me porterent
vers le rocher ou, l'annee precedente, j'avais dejeune avec Alida,
active, resolue, levee avec le jour, et arrivee la sur un cheval fier et
bondissant. Je voulus savourer l'horreur de ma souffrance. Je me
retournai pour regarder encore la villa. J'avais marche deux heures par
un chemin rapide et fatigant; mais, en realite, j'etais encore si pres
de Valvedre que je distinguais les moindres details. Que je m'etais
senti fier et heureux a cette place! quel avenir d'amour et de gloire
j'y avais reve!
--Ah! miserable poete, pensai-je, tu ne chanteras plus ni la joie, ni
l'amour, ni la douleur! tu n'auras pas de rimes pour cette catastrophe
de ta vie! Non, Dieu merci, tu n'es pas encore desseche a ce point. La
honte tuera ta pauvre muse: elle a perdu le droit de vivre!
Un son lointain de cloches me fit tressaillir: c'etait le glas
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