ent plus qu'un matelas de chair humaine, et fatigant son
bras, appauvri par l'age, a frapper avec un jonc a pomme de
vermeil ceux de ces cadavres qui ne lui paraissaient pas
suffisamment morts, convenablement passes au pilon... Pouah! mon
cher, j'ai vu Montebello, j'ai vu Arcole, j'ai vu Rivoli, j'ai vu
les Pyramides; je croyais ne pouvoir rien voir de plus terrible.
Eh bien, le simple recit de ma mere, hier, quand vous avez ete
rentre dans votre chambre, m'a fait dresser les cheveux? Ma foi!
voila qui explique les spasmes de ma pauvre soeur aussi clairement
que mon anevrisme explique les miens.
Sir John regardait et ecoutait Roland avec cet etonnement curieux
que lui causaient toujours les sorties misanthropiques de son
jeune ami. En effet, Roland semblait embusque au coin de la
conversation pour tomber sur le genre humain a la moindre occasion
qui s'en presenterait. Il s'apercut du sentiment qu'il venait de
faire penetrer dans l'esprit de sir John et changea completement
de ton, substituant la raillerie amere a l'emportement
philanthropique.
-- Il est vrai, dit-il, qu'apres cet excellent aristocrate qui
achevait ce que les massacreurs avaient commence, et qui
retrempait dans le sang ses talons rouges deteints, les gens qui
font ces sortes d'executions sont des gens de bas etage, des
bourgeois et des manants, comme disaient nos aieux en parlant de
ceux qui les nourrissaient; les nobles s'y prennent plus
elegamment. Vous avez vu, au reste, ce qui s'est passe a Avignon:
on vous le raconterait, n'est-ce pas? que vous ne le croiriez pas.
Ces messieurs les detrousseurs de diligences se piquent d'une
delicatesse infinie; ils ont deux faces sans compter leur masque:
ce sont tantot des Cartouches et des Mandrins, tantot des Amadis
et des Galaors. On raconte des histoires fabuleuses de ces heros
de grand chemin. Ma mere me disait hier qu'il y avait un nomme
Laurent -- vous comprenez bien, mon cher, que Laurent est un nom
de guerre qui sert a cacher le nom veritable, comme le masque
cache le visage -- il y avait un nomme Laurent qui reunissait
toutes les qualites d'un heros de roman, tous les
accomplissements, comme vous dites, vous autres Anglais, qui, sous
le pretexte que vous avez ete Normands autrefois, vous permettez
de temps en temps d'enrichir notre langue d'une expression
pittoresque, d'un mot dont la gueuse demandait l'aumone a nos
savants, qui se gardaient bien de la lui faire. Le susdit Laurent
etait donc beau
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