deplacements et des exils, a travers la vie troublee qui fut la mienne,
pleine de separations, de departs eplores et d'adieux? Je n'en sais rien
vraiment, moi qui ai egare mes plus beaux livres, mes objets d'art les
plus chers et qui suis comme un roc melancolique entoure d'epaves et
de naufrages flottants. Non, je n'en sais rien vraiment, et
l'attendrissement que m'a cause sa decouverte est pour me faire croire
a quelqu'une de ces fatalites douces qui, de bien loin, inattendues et
furtives, viennent nous toucher au coeur.
Ce navire en miniature, il est comme une image gravee a la premiere page
du livre dont bien de feuillets encore me restent peut-etre a parcourir.
Il a la solennite bete des mauvaises gravures sur bois. Je le trouvais
charmant dans ce temps d'enthousiasmes faciles et j'admirais surtout sa
coque d'un vermillon aigre, criard, implacable dont les tons vifs se
sont amortis aujourd'hui et ne sont plus qu'une facon de reseau sur la
peinture ecaillee. De petits canons en bois etaient colles aux sabords
figures par des trous noirs mal dessines par un inhabile pinceau. Ah!
que de belles heures ont vogue sur ce vaisseau en caricature! Que
d'heures douces et baignees de soleil levant comme les petales de roses
qui s'envolent aux premiers souffles du matin!
Ce joujou qui pouvait bien avoir coute cinq francs a l'oncle genereux
qui me l'avait donne pour mes etrennes etait un objet d'envie pour tous
les jeunes polissons dont je faisais ma compagnie ordinaire. Ce n'etait
qu'a mes meilleurs amis que je permettais d'y toucher. Les plus
chers seulement, je les emmenais en cachette vers quelque coin, bien
secretement enfoui sous les saulaies de la petite riviere, pour y
tenter, avec eux, d'impossibles navigations. La mise a l'eau du bateau
etait une ceremonie d'une importance sans egale. Nous etions deux ou
trois a genoux pour le poser en equilibre sur les mille petites rides
d'argent qui l'allaient bercer. Il etait un peu rouleur de sa nature,
comme on dit en canotage, et le poids lui manquait absolument pour
fendre le flot minuscule et pourtant paisible a qui je confiais cet
_animae dimidium mex_.
On descendait de ce cote, a la riviere par une pente douce, mais sans
verdure, le sol y etant souvent foule par les sabots des lavandieres et
les rudes pas des chevaux qu'on y menait boire. Elle etait couleur de
terre mouillee avec des petits cailloux luisants. L'autre rive, au
contraire, qui bornait une admirable prairie
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