c les autres zouaves de mon detachement, j'assistais a cette
retraite, qui prenait de minute en minute l'aspect d'une deroute. Les
regiments que j'apercevais au loin flottaient indecis. Les rangs
etaient confondus; plus d'ordre. Dans cette foule, les projectiles
faisaient des trouees. Des bataillons s'effondraient ou s'emiettaient.
Je ne perdais pas l'occasion de faire le coup de feu. Nous tirions a
volonte, et nous menagions nos cartouches. Je me sentais pris de rage
a la vue des Prussiens, dont les casques pointus s'avancaient de
toutes parts. Il en tombait quelques-uns; mais la masse de leurs
tirailleurs affluait toujours. De singulieres idees vous traversent
l'esprit en ces moments-la. Tout en chargeant et dechargeant mon
chassepot avec la sage lenteur d'un homme qui a beaucoup chasse, je me
rappelai ces grandes battues de lievres auxquelles j'avais assiste
dans le pays de Bade pendant la saison d'automne. J'y prenais un
plaisir extreme; je ne me doutais pas qu'un jour viendrait ou ces
memes coups que j'envoyais a d'innocentes betes, je les dirigerais
contre des hommes.
Je voyais mes voisins relever la tete par un mouvement vif apres
chaque coup, et regarder au loin pour voir s'il avait porte. Parfois
un rire eclatant temoignait de leur contentement, un juron de leur
deconvenue. De malheureux blesses se trainaient le long des haies,
usant ce qui leur restait de force pour chercher un abri. Des soldats
tombaient lourdement comme des masses, les bras en avant, et ne
remuaient plus; d'autres pirouettaient sur eux-memes, ou bondissaient
comme des chevreuils surpris dans leur course et se debattaient dans
l'herbe. Je pus remarquer l'effroyable dose de ferocite qui se
reveille dans le coeur de l'homme quand il a une arme dans les mains.
On a soif de sang humain; on ne pense plus qu'a tuer. Cette ferocite
qui precipite l'attaque n'a d'egale que la peur qui precipite la
fuite.
--_Ca mord_, dit a cote de moi un zouave.
Je me demandais ce que pouvait signifier ce verbe, quand j'apercus un
soldat prussien qui, rampant le long d'un talus, cherchait a gagner la
palissade que nous venions d'abandonner. De temps en temps il epaulait
et tirait. J'attendis un passage ou l'ondulation du terrain le
forcait a se mettre a decouvert. Au moment ou il s'y engageait, je fis
feu. Il lacha son fusil et roula dans le creux.
--Tu as mordu, me dit le zouave.
J'eprouvai un fremissement profond dans tout mon etre; mais l'affaire
etait
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