ns d'un geant. Il etait enorme, enfle, tumefie. Il fallait
cependant le poser par terre. On devait partir a huit heures un quart.
Et comment ferais-je, si un apprentissage n'habituait pas mon
malheureux pied aux tortures de la marche? Je touchai les dalles
timidement par le talon, et par de lentes progressions j'arrivai a le
poser a plat. Le pied pose, il fallait se lever; leve, il fallait se
mouvoir. Au premier effort que je tentai, j'eus comme un
eblouissement. Tout mon corps plia. Pour me donner du coeur, je pensai
aux coups de crosse et aux coups de baionnette que l'escorte
prussienne tenait en reserve pour les trainards. J'avais encore dans
les oreilles le sinistre retentissement de certaines detonations dont
la signification pouvait m'etre facilement donnee. Debout au premier
signal, je me mis a marcher. Une sueur froide mouilla subitement la
paume de mes mains. Il fallait continuer cependant: j'avancai avec la
conviction qu'une balle me jetterait bientot dans un fosse.
Mais le mouvement, la terreur peut-etre, et aussi cette seve de
jeunesse qui fait des miracles, rendirent un peu de jeu a mes muscles;
les kilometres succedaient aux kilometres, et je ne tombais pas. La
fievre me soutenait. Le mouvement machinal qui me poussait en avant ne
laissait a ma pensee aucune liberte. Les paysages que nous traversions
m'apparaissaient au travers d'un voile gris. Je me rappelle que des
paysans, emus de compassion sur le passage de cette colonne qui se
trainait avec des cassures intermittentes et des mouvements d'animal
blesse, venaient quelquefois sur les bords de la route placer a notre
portee des vases pleins d'eau et des ecuelles de lait. Si l'un des
prisonniers, harcele par la fatigue et la soif, s'approchait, les
soldats prussiens renversaient les ecuelles et les vases d'un coup de
pied, ou bien les officiers, du bout de leurs bottes, se chargeaient
de cette besogne feroce, et si le vase de terre se brisait en
morceaux, si l'ecuelle de fer-blanc rebondissait de place en place, un
rire eclatant ouvrait leurs moustaches.
Vers trois heures,--je m'en souviendrai toujours,--en traversant un
pauvre village, j'avisai un paysan qui, debout sur le seuil de sa
porte, decoupait en petits morceaux une robuste miche de pain. Il en
offrait aux miserables qui passaient, j'esperais profiter de cette
aumone; mais au moment ou je m'ecartai de la route, la main tendue, le
soldat prussien qui me suivait leva la crosse de son fusil et la
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