lte. Pourquoi?
L'esprit frondeur qui, sous le premier Empire, avait rempli la vieille
garde de grognards, s'exhalait deja dans nos rangs en quolibets et en
reflexions ironiques, et comme mon serre-file demandait a voix basse
la cause de ce temps d'arret:
--Ah! tu veux savoir, toi qui es curieux, pourquoi on nous fait
attendre les pieds dans la rosee, au risque de nous faire attraper des
rhumes de cerveau? dit un caporal; je vais te le dire en confidence,
mais a la condition que tu garderas ce secret pour toi.
Et, sans attendre la reponse du camarade, le caporal, se faisant de
ses deux mains un porte-voix, reprit d'une voix sourde:
--Vois-tu, petit, on attend pour donner aux Prussiens, qui sont a
flaner sur une longue ligne, le loisir de se rassembler en tas...
C'est une ruse de guerre.
Les soldats se mirent a rire, les officiers firent semblant de n'avoir
rien entendu.
J'ai pu remarquer depuis lors que cet esprit gouailleur, pour me
servir du terme parisien, est une des habitudes, je pourrais dire des
traditions de l'armee. Elle n'a point d'influence sur le courage
personnel du soldat ni meme sur la discipline. Le soldat entretient
sa gaiete aux depens de ses chefs; mais, bien commande, il marche
bravement, et, s'il reussit, il se moque au bivouac de sa propre
raillerie.
Vers onze heures, le bataillon reprit sa marche. Le contre-ordre qu'on
redoutait n'etait pas venu. Nanterre fut traverse. Il n'y avait
personne sur le pas des maisons. Le village des rosieres avait un
aspect desole. Les magasins etaient fermes, les fenetres closes, le
silence partout. Le bruit de notre marche cadencee sonnait entre la
double rangee des maisons vides. Parfois cependant les tetes de
quelques habitants obstines apparaissaient derriere un pan de rideau.
Nous avancions le long de la levee du chemin de fer de Saint-Germain
dans la direction de Chatou, laissant derriere nos files la station de
Rueil-Bougival.
Il me serait impossible d'exprimer ce qui se passait en moi, tandis
que je parcourais, le chassepot sur l'epaule, en compagnie de
quelques milliers de soldats, ce pays charmant dont je connaissais les
moindres details. Mes yeux regardaient en avant, et ma pensee
regardait en arriere.
Une partie du 3e bataillon servait de soutien a l'artillerie, qui
tirait a volees sur la Malmaison et la Celle-Saint-Cloud, d'ou les
batteries prussiennes repondaient faiblement. Les obus qu'elles nous
envoyaient depassaient nos canons et
|